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Les Béatitudes de CESAR FRANCK : 1ère partie

Terminée le 10 juillet 1879, la composition de l’oratorio des Béatitudes occupent une bonne partie de la vie créatrice de Franck. Elle s’étend sur plus de dix années : la première et la seconde datent de 1869, la quatrième est entièrement écrite au cours de l’année 1870 ; 1871 voit naître la troisième, et une première version de la cinquième puis de la sixième terminée le 16 août. Lire l’article


SOMMAIRE :

 Les Béatitudes de CESAR FRANCK : 1ère partie (présentation générale)
 Les Béatitudes de CESAR FRANCK : 2ème partie (Béatitudes de 1 à 4)
 Les Béatitudes de CESAR FRANCK : 3ème partie (5ème et 6ème Béatitudes)
 Les Béatitudes de CESAR FRANCK : 4ème partie (7ème et 8ème Béatitudes)


Quant aux dernières, plusieurs fois transformées, elles s’étalent sur les années 1876-1878. On a souvent mis sur le compte de la durée, les faiblesses d’inspiration et de mise en œuvre de certaines parties. Mais on peut objecter que dès le prologue, le génie de Franck est déjà bien présent. Le sujet même des Béatitudes ne pouvait que l’enthousiasmer. Il s’agit du sermon sur la montage, tiré de l’évangile selon St Matthieu (ch. 5 verset 1 à 12). Ce discours dicte la charte de la nouvelle Alliance, amenant à l’accomplissement les 10 commandements de l’Ancien Testament. Le message divin n’est plus une liste impérative de choses à faire ou à ne pas faire, mais huit exclamations admiratives dans la bouche du Christ : “ Heureux ceux qui sont pauvres, doux, souffrants, affamés et assoiffés de justice, miséricordieux, purs, pacifiques, persécutés... car le royaume de Dieu est fait pour eux”. Voilà résumée la bonne nouvelle de l’Evangile, et il n’y en a pas d’autre. Franck adhère pleinement semble-l-il, à cet enseignement de Jésus ; et cette manière jubilatoire d’exprimer les vérités du salut, est en parfait accord avec son tempérament d’artiste.

Il n’est pas dans mon intention de resituer les Béatitudes dans l’ensemble de l’œuvre et de la vie de Franck. Des auteurs comme Norbert Dufourcq [1] ou Léon Vallas [2]ont donné une documentation riche et exhaustive sur cette question. Mais nous pouvons nous demander de quelle manière les Béatitudes se situent dans l’histoire de l’Oratorio.

L’oratorio apparaît, comme on le sait, au XVIIe siècle, à Rome, à l’oratoire de la Vallicella. Il prend forme non pas partir de représentations théâtrales, mais à partir de la prière de louange, la " laude ", en privilégiant le côté dialoguant de ces prières. En effet, les scènes bibliques, la lecture dialoguée des évangiles, ponctuées par le chœur des fidèles, étaient une très ancienne tradition, d’où découlait la représentation des drames de la Passion, de la Résurrection et de la Nativité. Mais la contre-réforme a vite tenu en suspicion le jeu scénique, en invitant à privilégier le récit d’une action, d’un événement proclamé soit par le chœur, soit par le narrateur (l’évangéliste de la Passion). La "laude" donne donc naissance à l’oratorio italien, puis par l’influence du motet, à l’oratorio latin (les "histoires sacrées" de Marc-Antoine Charpentier). Schütz l’introduit en Allemagne, renouant aussi avec une tradition ancienne des récits de la Passion et de la Résurrection ; et peu à peu enrichi d’éléments lyriques (arias, duos) l’oratorio trouve son ultime perfection, grâce au génie de J.-S. Bach. Les Béatitudes de Franck arrivant bien après cette tradition vivante, pourraient n’offrir qu’un pâle reflet de cette époque fertile et glorieuse, ou une reconstitution folklorique ne répondant plus aux besoins religieux du moment. Non pas que le genre soit complètement délaissé : Mendelssohn principalement pour ne citer que lui, y a laissé quelque chefs-d’oeuvre. Mais les compositeurs ne s’y aventurent plus que rarement. Et surtout, on s’éloigne de plus en plus de l’exercice spirituel (même dans l’enfance du Christ de Berlioz) qui justifie sa fonction liturgique et catéchétique. Pourtant, Franck, lui, est très proche de la "laude". Sa Foi simple et naïve inspire sa musique tout naturellement, et le texte par lui-même aurait du l’orienter vers le genre psalmique, plus ancien que l’oratorio. Mais l’ombre du grand Cantor toujours si présente, le pousse irrésistiblement vers les grandes formes. Il fallait donc écrire un livret et Franck ne se sentait pas capable de l’écrire seul. Un de ses amis professeur lui indique comme collaboratrice possible, la femme d’un de ses collègues, Mme Colomb, qui avait édité quelques plaquettes de poésie. Après quelques entrevues avec le compositeur, celle-ci se met au travail et fournit sans tarder le texte demandé. Le moins que l’on puisse dire est que le résultat n’enrichit pas la littérature, pas plus d’ailleurs que la plupart dès livrets d’opéra de cette époque. Mais le plus ennuyeux, c’est qu’il impose une structure, constante dans toute l’œuvre, où chaque béatitude est opposée à une anti-béatitude : ainsi le ciel s’impose à la terre, le chrétien au païen, le bien au mal, la vertu au vice etc, et pour finir, le Christ à Satan. Les protagonistes du drame sont en général, représentés par deux chœurs ; le chœur terrestre et le chœur céleste. Ces chœurs entourent chaque message proclamé par la Voix du Christ, en le commentant, soit négativement pour le premier, soit positivement pour le second.

Or, un modèle de construction aussi systématique, on le trouve plus dans l’opéra que dans l’oratorio. 0n le trouve particulièrement dans les récits mythiques, mythes grecs comme celui d’Orphée, mythes chrétiens comme ceux de Faust et de Don Juan. Ces récits créent souvent deux lieux, deux espaces qui s’opposent absolument : les lieux d’en bas et les lieux d’en haut que l’on nomme aussi lieux infernaux et lieux célestes, royaume des ombres, enfer et champs-élysées, paradis. Depuis toujours, dans ces récits, il y a des personnages qui se damnent ou qui se sauvent. Les compositeurs qui les mettent en musique, recherchent une expression musicale la plus contrastée possible. On le remarque non seulement dans des opéras comme celui d’Orphée et Euridice de Glück, ou la Damnation de Faust de Berlioz, dans les chœurs des démons ou les chœurs des élus, mais elle s’infiltre par le texte, jusque dans les œuvres liturgiques comme la Passion selon St Matthieu, de J.-S. Bach. Au n°33 de cette œuvre, surgit un double-chœur d’une violence inouïe, que l’on peut qualifier d’infernal, au sens du déchaînement des forces telluriques : Sind Blitze, sind Donner in Wolken verschwunden,un modèle du genre ! Mais il semble que c’est Mozart, dans son opéra de Don Giovanni, qui atteint l’expression la plus parfaire de ce que peut être un "lieu d’en bas", non seulement par les chœurs infernaux qui accompagnent la chute de Don Juan en enfer, mais par le chant même du Commandeur, récitatif de la terreur jamais égalé (le Dies irae de son Réquiem est à écouter en ce sens). Le XIXème siècle portera cette tradition jusqu’à nos jours, Beethoven, Berlioz, Wagner, Verdi et même Malher, dans la dérision la plus noire. On y ajoutera un penchant pour les marches héroïco-funèbres héritées de la Révolution française (souvent remplies d’humour chez un Berlioz) et très prisées jusque dans les cantiques d’église. Les chœurs militants, les hymnes souvent suscités par le réveil des nationalismes, n’ont jamais été aussi florissants. Le poème de Mme Colomb vibre de ce militantisme à la fois politique et religieux : "Poursuivons la richesse avec ardeur... Enveloppez votre âme d’une sainte vertu... Tremblez, oppresseurs, etc." sans parler des vers de mirliton, déconcertants de naïveté : "Reine implacable/Ô douleur/Ta main redoutable/brise notre cœur.../".

Chœurs terrestres et choeurs célestes remplissent donc la quasi totalité du livret des Béatitudes et vont essayer d’établir cette antithèse musicale empruntée au mythe des lieux d’en bas et des lieux d’en haut.

Ces chœurs laissent parfois la place aux solistes comme dans la 4ème ou la 8ème béatitude, dans la forme de l’Aria telle qu’elle parvient à Franck, libérée des contraintes du Da capo et de la structure ternaire. L’Aria, depuis Mozart, a de plus en plus épousée les mouvements et le sens du texte, rejoignant le récitatif accompagné, et rendant l’emploi de celui-ci à peu près inutile. Mais Franck renoue avec une forme hybride très ancienne et magnifiée par bach : l’Arioso. L’arioso, c’est entre autre, la Voix du Christ dans les Passions de Bach comme dans toute la tradition de l’oratorio. Franck, nourri de l’exemple du Maître, y coule aussi sa Voix du Christ proclamant un par un le message des huits Béatitudes.

L’analyse musicale des Béatitudes, dans cette brève étude, sera nécessairement très sommaire. Je me contenterai de la citation des motifs de chaque exposition de morceaux dont le développement forme un tout, dans le déroulement de chaque béatitude. La description du développement ne pourra bien sûr, qu’être esquissée selon l’intérêt qu’il représente en soi ou dans l’ensemble de l’œuvre. Dans une exposition, il y a en général un motif principal, accompagné en contrepoint d’un contre-motif. Ce motif principal est souvent l’antécédent d’un ou plusieurs autres motifs que nous nommerons "conséquent". La période ainsi constituée, plus ou moins longue et commentée par imitation ou par variation des motifs, se développe dans une tension plus ou moins grande, pour se détendre d’une façon variable jusqu’à la coda-cadence.


SOMMAIRE :

 Les Béatitudes de CESAR FRANCK : 1ère partie (présentation générale)
 Les Béatitudes de CESAR FRANCK : 2ème partie (Béatitudes de 1 à 4)
 Les Béatitudes de CESAR FRANCK : 3ème partie (5ème et 6ème Béatitudes)
 Les Béatitudes de CESAR FRANCK : 4ème partie (7ème et 8ème Béatitudes)

Notes

[1] DUFOURCQ (Norbert), César Franck, le milieu, l’œuvre, l’art. Paris, La Colombe, 1949.

[2] VALLAS (Léon), La véritable histoire de César Franck, Paris, Flammarion, 1950.

    Jean ROBERT
    Compositeur et professeur de composition musicale. Il a fondé en 1987 l’école associative "Les Ateliers de Création Musicale" à Yvry (94200).
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