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Reflexion sur le génie (suite)

Pour étayer son article "réflexion sur le génie", Philippe LEPOINT se penche sur un exemple bien concret : les conditions qui ont préludé aux découvertes mathématiques de Cédric Villani, relatées dans son livre "Théorème vivant". Fulgurance et imprévisibilité, processus créatif et rôle de l’inconscient, hasard ou coïncidence ? D’où viennent les découvertes qui font les génies ? Lire l’article

La part de mystère

Intuition pour les uns, hasard, chance ou logique pour les autres… Certaines découvertes en mathématiques sont entourées d’un parfum de mystère. Comme le prouvent les descriptions de ces « illuminations fulgurantes » par des mathématiciens de renommée mondiale.
 En 2010, les cheveux mi-longs au carré, un style vestimentaire bien à lui avec ses lavallières de toutes les couleurs et ses broches en forme d’araignée, Cédric Villani, personnage romanesque, extravagant, et surtout talentueux mathématicien, obtient la médaille Fields, la plus haute distinction pour cette discipline. Une consécration lui permettant d’accéder en quelques mois à une popularité mondiale. Deux années plus tard, il revient sur la genèse du théorème à l’origine de cette distinction dans "Théorème Vivant" [1]

Fulgurance et imprévisibilité

Dans ce livre, il raconte les circonstances et les différentes étapes qui ont mené sa découverte. Illumination, ligne directe, Cédric Villani évoque sans détour la part de mystère du processus créatif entourant ses recherches : « Je passe en mode semi-automatique et peux ainsi faire usage de toute mon expérience… mais pour en arriver là, il aura fallu un petit coup de fil du Dieu des mathématiques, la fameuse ligne directe se traduisant par une voix qui résonne dans votre tête. Vous avez alors une petite illumination vous incitant à vous diriger vers une certaine direction. C’est très rare, il faut l’avouer ! ».

Comme le dit le génie des mathématiques lui-même, « Je peux ainsi faire usage de toute mon expérience… », rappelant le processus de créativité scientifique illustré notamment par le célèbre texte d’Henri Poincaré, mathématicien, physicien et ingénieur et dans lequel il énumère plusieurs exemples d’illuminations fulgurantes, lors d’une sortie par exemple : « Arrivé à Coutances, nous montâmes dans un omnibus pour je ne sais quelle promenade. Au moment où je mettais le pied sur le marchepied, l’idée me vint sans que rien de mes pensées antérieures ne paraisse m’y avoir préparé. J’eus tout de suite une entière certitude. De retour à Caen, je vérifiais le résultat à tête reposée pour l’acquis de ma conscience. » Un peu plus tard, alors qu’il n’avance pas comme il le souhaite dans ses recherches, il décide de se changer les idées en allant passer quelques jours au bord de la mer, lorsque de nouveau il est traversé par l’illumination : « Un jour, en me promenant sur une falaise, l’idée me vint, toujours avec les mêmes caractéristiques de brièveté, de soudaineté et de certitude immédiate. » Enfin, parti effectuer son service militaire au Mont Valérian, et avec des préoccupations éloignées des mathématiques, Henri Poincaré reçut de nouveau la grâce de l’inspiration : « Un jour, en traversant le boulevard, la solution de la difficulté qui m’avait arrêté m’apparut tout d’un coup. Je ne cherchai pas à l’approfondir immédiatement et ce fut seulement après mon service que je repris la question. J’avais tous les éléments, je n’avais plus qu’à les rassembler et les ordonner. Je rédigeai donc mon mémoire définitif d’un trait et sans aucune peine. »

Conférence TED sur "la naissance des idées", de Cédric Villani

Processus créatif et rôle de l’inconscient

Au moment où son esprit se relâche et est occupé à d’autres loisirs, la solution semble lui apparaître d’un seul coup et au moment où il s’y attend le moins. Comment l’expliquer ? S’agit-il du rôle de l’inconscient ? Henri Poincaré s’est beaucoup intéressé au processus créatif, tout comme d’autres chercheurs. Jacques Hadamard, par exemple, un autre mathématicien, a publié l’Essai sur la psychologie de l’invention dans le domaine mathématique. Pour Jocelin Morisson, journaliste scientifique et auteur du livre Intuition et 6ème sens, «  le modèle Hadamard-Poincaré de la créativité scientifique, appliqué aux mathématiques, décrit un processus en quatre étapes. Après une grande quantité de travail conscient, le chercheur bloque sur un obstacle et doit laisser le problème de côté. Mais son désir de résoudre le problème le conserve intact dans l’inconscient. C’est au niveau inconscient que l’obstacle est levé, puis la solution « parvient à la surface » de la conscience. Enfin, la vérification de la justesse de la solution est effectuée. Réflexion, incubation, illumination, vérification.  »

Hasard ou coïncidence ?

De son côté, Cédric Villani aime parler du rôle du hasard : «  Je pense que le hasard est un élément essentiel de la vie du scientifique, en tout cas dans ma vie en particulier », analyse-t-il dans une interview réalisée pour la revue National Geographic, ajoutant qu’il s’agit de le provoquer et d’en tirer parti. D’après lui, « il y a un élément un peu glorieux, assez épique, dans l’idée que les choses ne sont pas écrites au départ et que l’on tombe sur la bonne coïncidence, le bon coup de chance, le bon signe du destin ». Cédric Villani évoque ainsi l’inspiration de Clément Mouhot, son ancien élève au moment des faits, devenu aujourd’hui l’un de ses collaborateurs favoris. Au départ, les deux hommes travaillaient sur un problème de régularité dans l’Equation de Boltzmann, mais très vite, au cours d’une séance de travail, Clément Mouhot précisa : « Cela me rappelle l’amortissement de Landau ». A ce moment précis, se souvient Cédric Villani, « toute mon existence a basculé. C’est une aventure qui m’a entraîné sur des années de recherche... On s’est retrouvés à travailler sur un problème complètement différent de ce que l’on avait pu imaginer ». Cette révélation soudaine a entraîné le duo non plus dans l’étude seule de l’équation Boltzmann, mais également sur l’amortissement de Landau, dont les recherches et les démonstrations ont abouti à une reconnaissance internationale.

Une inspiration salvatrice

Des « illuminations » semblant parvenir lors de moments critiques renversent soudainement la situation en faveur du mathématicien, comme le montrent d’autres exemples cités par Cédric Villani. En 2001, la veille d’une présentation orale, il s’aperçoit d’une terrible erreur dans la démonstration de la preuve d’un théorème. Il passe alors une partie de la nuit à chercher à résoudre ce problème, en vain, et se dirige le lendemain matin à la gare afin de se rendre à l’endroit où il est attendu pour exposer sa présentation, très ennuyé par la situation. Et c’est de façon quasi-miraculeuse que la solution adéquate lui parvint sans crier gare : « Dès que je m’installai dans le train, l’illumination survint et je savais comment il fallait corriger la démonstration. Cette fois-là, j’ai passé mon trajet dans le train à mettre le résultat sur pied, et je l’ai annoncé non sans une certaine fierté. Publiée peu après, cette preuve a fourni la matière de l’un de mes meilleurs articles. » Puis travaillant sur un autre programme, la chance apparut de nouveau alors que l’horizon semblait bouché : « Là encore, alors que tout semblait compromis, nous avons pu passer tous les obstacles et tout s’est mis à fonctionner comme par enchantement. Avec un vrai miracle d’ailleurs, un calcul énorme dont quinze termes se recombinent pour constituer un carré parfait… un miracle aussi inespéré qu’inattendu, puisqu’en définitive on a prouvé exactement le contraire de ce que l’on pensait démontrer ! »

Hasard, chance, inconscient… Difficile de tirer une conclusion pour expliquer ces mystérieuses aides semblant venues tout droit du ciel. Ce que confirme Jocelin Morisson : «  La thèse de l’inconscient expert, qui fait tout le travail en sous-main et livre la solution clés en main, est particulièrement intéressante, mais une explication alternative et éventuellement complémentaire est l’accès à une certaine source de connaissance, d’une nature qui reste à élucider et par des voies qui le restent tout autant. »

Notes

[1] Cédric Villani est un mathématicien français, directeur de l’Institut Henri-Poincaré et professeur à l’université Claude Bernard Lyon 1. Après avoir occupé des postes à Atlanta, Berkeley et Princeton, et à l’Ecole normale supérieure de Lyon, il a reçu la médaille Fields en 2010. Vulgarisateur scientifique hors pair, il aime partager sa passion avec enthousiasme et humour.

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