Plus de deux cents ans après que Jean-Sébastien Bach ait écrit le Clavier bien Tempéré, Dimitri Chostakovitch a repris le modèle de son illustre prédécesseur en composant son propre cycle de 24 préludes et fugues pour piano. Ce recueil porte le numéro d’opus 87 et a été écrit à un rythme soutenu (propre en tout cas à faire pâlir d’envie les étudiants de Polyphonies) entre le 10 octobre 1950 et le 15 février 1951...
Bien que s’inscrivant dans la tradition du Clavier bien Tempéré, les 24 préludes et fugues de Chostakovitch (un dans chacun des 12 tons majeurs et mineurs) ne sont pas organisés selon une progression par demi-tons comme chez Bach mais selon le cycle des quintes. De ce point de vue, Chostakovitch suit l’exemple de Chopin dans ses 24 préludes op 28. De plus, contrairement au Clavier bien Tempéré, on peut trouver dans le recueil de Chostakovitch un lien entre le matériau thématique du prélude et celui de la fugue (les préludes et fugues n° 20 en ut mineur et n° 24 en ré mineur en sont de bon exemples) ainsi que l’existence d’un élément thématique unificateur parcourant le cycle en entier : on le retrouve en effet dans différents préludes et fugues. Nous y reviendrons plus loin. Qui plus est, la mention « attaca » figure à la fin de chaque prélude pour mieux l’unir à la fugue qui suit.
Intéressons nous tout d’abord au contexte dans lequel les 24 Préludes et Fugues de Chostakovitch ont été composés. On ne peut dissocier à cet égard les contextes historique et politique.
Par contexte historique, nous entendons la référence au Kantor de Leipzig. Il est en effet communément admis, qu’en écrivant son œuvre, Chostakovitch rend hommage à J.S. Bach : la composition du cycle suit de quelques mois la participation de Chostakovitch, en tant que membre du jury, à un concours de piano adossé à la célébration du bicentenaire de la mort de Bach, à Leipzig en juillet 1950.
Tout en reconnaissant le rôle des célébrations de l’été 1950 dans la genèse du recueil, ce serait une erreur de s’en tenir là. L’impact du contexte politique de la fin de l’ère Stalinienne doit aussi être pris en compte. En pleine guerre froide, il était essentiel pour le gouvernement soviétique de contrôler la vie intellectuelle et artistique. Aussi les compositeurs tels que Prokofiev, Khatchatourian et, bien sûr, Chostakovitch étaient, depuis janvier 1948, la cible des autorités qui leur reprochaient de suivre les concepts stylistiques de leurs contemporains de l’Ouest plutôt que d’écrire selon les canons officiels.
Chostakovitch avait été suspendu de ses postes d’enseignant à Moscou et Leningrad et sa musique bannie d’exécution publique ou radiodiffusée. Pour survivre, il écrivait quelques œuvres selon le goût officiel, notamment pour des films de propagande. C’est dans cette atmosphère de persécution que naissent les 24 Préludes et Fugues, musique introvertie, comme dite sur le ton de la confession. Dans une thèse [1] soutenue en 2010, et dont l’auteur a été étroitement en contact avec les descendants de Chostakovitch (notamment son fils Maxime, chef d’orchestre), il est fait référence à des confidences faites par Chostakovitch à l’un des ses étudiants en composition, Yuri Levitin, au moment de la composition des Préludes et Fugues. Profondément déprimé, le compositeur dit avoir décidé de se remettre au travail pour ne pas perdre son savoir-faire. « Je vais écrire un Prélude et Fugue chaque jour, je vais suivre l’exemple de Jean-Sébastien Bach » déclare t-il.
A cette période, non seulement Chostakovitch cherchait-il du soutien mais aussi s’interrogeait-il sur la signification de sa vie et il trouva la réponse dans la foi. Aussi n’est-il pas étonnant de trouver dans les Préludes et Fugues des références à des chants de l’Eglise orthodoxe Russe (Prélude et Fugue en do mineur, …). D’autres encore s’apparentent à des Chorals (Préludes en do majeur, en mi bémol majeur, …). Autant d’éléments qui nous renvoient à la vie spirituelle du compositeur.
La thèse couramment entendue [2] est que les Préludes et Fugues de Chostakovitch sont dédiés à la pianiste Tatiana Nikolaïeva, vainqueur du concours Bach de l’été 1950. Or d’autres travaux [1] indiquent que l’œuvre ne comporte pas de dédicace.
Cela peut paraître anodin mais éclaire d’un jour nouveau la relation artistique, plus tendue qu’on ne pourrait le penser de prime abord, entre le compositeur et la lauréate du concours, qui, in fine, sera la créatrice de l’œuvre.
Chostakovitch avait l’intention de créer l’œuvre lui-même. Il fit même une exécution du cycle complet les 16 et 17 mai 1951 dans la salle de l’Union des Compositeurs Soviétiques. Loin d’être au sommet de sa technique pianistique, anxieux et dépressif, Chostakovitch n’assura pas une grande interprétation et éveilla les critiques de ses condisciples. Seules quelques personnes prirent sa défense, dont les pianistes Tatiana Nikolaïeva et son aînée Maria Yudina. Cette dernière avait exercé une importance fondamentale sur le jeu pianistique de Chostakovitch quand il étudiait le piano (nous y reviendrons au chapitre suivant) et il admirait tout particulièrement son interprétation de Bach. Peut-être aurait-il rêvé qu’elle soit la créatrice de ses Préludes et Fugues ?
Toujours est-il que, suite à ces deux soirées désastreuses, Chostakovitch pris conscience qu’il ne pourrait pas assurer la création officielle lui-même. Tatiana Nikolaïeva sauta dans la brèche. Cependant, des désaccords sur l’interprétation de l’œuvre apparurent pendant les répétitions entre la pianiste et le compositeur et celle-ci refusa de suivre certaines des suggestions de Chostakovitch. Malgré ces tensions, l’apport de Nikolaïeva à la reconnaissance de l’œuvre fut décisif. Nimbée de son aura de gagnante du concours de 1950, elle remporta l’estime des officiels avec son jeu raffiné, et l’achat des Préludes et Fugues par le Comité d’Etat aux Arts et leur publication s’ensuivirent.
Bien que Chostakovitch n’ait pas interprété publiquement le cycle dans son intégralité, des enregistrements partiels par le compositeur sont parvenus jusqu’à nous. De plus, un regard intéressant sur le lien entre la technique pianistique de Chostakovitch et la façon dont il rend lisible et audible la polyphonie dans son jeu nous est donné dans la thèse en référence [ Voir note bas de page n°1].
Pour comprendre l’approche interprétative de Chostakovitch vis-à-vis de sa propre musique, il faut remonter à ses années d’étude au conservatoire de Leningrad. Son professeur, Leonid Nikolaïev, était un adepte de la méthode appelée « technique naturelle du piano : la technique de la pesanteur », développée par le scientifique allemand Rudolf Breithaupt [3]. Dans ce traité publié en 1909, il est largement fait appel aux principes de la biomécanique pour expliquer comment tirer profit du poids du bras pour jouer du piano. De façon très schématique, on peut dire que la maîtrise de la détente de la chaîne musculaire depuis le dos jusqu’à la main, en passant par l’épaule, le coude et le poignet est primordiale et que les doigts, situés à la terminaison de cette chaîne, au contact du clavier, vont transmettre tout ou partie du poids disponible en fonction de la nuance et du phrasé désirés. Le suivi d’une ligne mélodique se fait grâce à la transmission d’un doigt à l’autre de la fraction souhaitée de ce poids disponible.
Maria Yudina remplaçait Nikolaïev quand il était absent et Chostakovitch était tout particulièrement impressionné par la façon dont elle mettait en exergue la polyphonie de Bach. Elle appliquait à chaque voix un toucher différent, en variant à l’infini le poids mis en jeu et la vitesse d’attaque de la touche de sorte que Chostakovitch confiait : « j’ai l’impression que chaque voix à son propre timbre, bien que ce soit théoriquement impossible puisqu’il n’y a qu’un seul instrument. »
C’est ce type de rendu que Chostakovitch recherche dans sa propre interprétation des Préludes et Fugues op 87.
II apparaît dans sa forme originale dès la fugue n°1 en ut majeur puis est ensuite imité de diverses façons. Il est indiqué par les crochets dans les extraits qui suivent.
Ce motif mélodico-rythmique illustre parfaitement l’atmosphère méditative et spirituelle du cycle dont nous parlions plus haut dans cet article.
Le début du prélude est reproduit ci-dessous. L’écriture est homorythmique à 5 voix. La référence à J.S. Bach et à ses chorals est donc évidente dès l’ouverture du cycle de Chostakovitch. L’atmosphère, contemplative et méditative l’est tout autant. L’harmonie est quant à elle moderne (écriture XXème siècle).
La fugue a quant à elle pour sujet l’élément thématique unificateur dont nous avons parlé plus haut. On remarque la grande longueur du sujet, comparativement à celui de la fugue de Bach étudiée au cours 49. Certes, certains sujets utilisés par Bach dans le Clavier Bien Tempéré sont longs mais celui de cette fugue n°1 de Chostakovitch l’est particulièrement. La seconde entrée du sujet se fait à la quinte et la troisième à l’octave de la première. Cette fugue contient quatorze entrées du sujet en tout.
Elle a pour particularité, ce d’autant plus pour une œuvre du XXème siècle, de ne présenter aucune altération accidentelle : autrement dit, elle se joue exclusivement sur les touches blanches du piano. Il en résulte une couleur modale à l’écoute, bien en phase avec l’atmosphère méditative de ce début de cycle.
Comme c’est le cas de la musique pour piano de Beethoven, celle de Chostakovitch sert de champ d’expérimentation à sa musique de chambre et à sa musique symphonique. Cela est particulièrement vrai des Préludes et Fugues op. 87.
Dans cette œuvre, Chostakovitch développe un style compositionnel, assez minimaliste, qui constituera pour une bonne part son style tardif. Ainsi, les matériaux thématiques de ses 10ème et 11ème symphonies, ainsi que celui de son 15ème quatuor à cordes ont été préalablement développés dans ses Préludes et Fugues.
[1] "Dmitry Shostakovich’s Twenty-Four Preludes and Fugues op. 87 : An Analysis and Critical Evaluation of the Printed Edition Based on the Composer’s Recorded Performance.” Denis Plutalov, School of Music, University of Nebraska, Lincoln (2010)
[2] “Shostakovich 24 Preludes & Fugues op. 87”, texte de l’enregistrement réalisé par V. Ashkenazy chez Decca (auteur : David Gutman)
[3] “School of Weight Touch – Natural Piano Technic vol II”, R. Breithaupt (1909). Téléchargeable sur IMSLP.