Dans cette pièce, je distingue 3 parties, elles-mêmes divisées en sous-ensembles. Les principaux éléments musicaux, énoncés dès la première partie, sont développés sous différents angles, en lien avec les aspects de la Nouvelle « Tel le Phénix » de Gaëlle Magnier mis en exergue dans chacune d’elle, et donc les climats sonores recherchés. Lire l’article
Présentation préliminaire de la pièce
L’aube après le chaos (mes. 1 à 14)
Le paysage sonore s’ouvre sur une longue pédale d’où émerge une ligne aux rythmes souples et irréguliers au piano (exemple 1). Vient s’y superposer une mélodie dépouillée à la flûte (exemple 2).
• La partie de piano se subdivise en schèmes exposés une première fois puis présentés à nouveau en rétrograde jusqu’à un « point de suspension » mes. 14.
• La mélodie de flûte comporte deux schèmes a et b abondamment développés dans la suite, à commencer mes. 9 lorsque la clarinette répond à la flûte. La clarinette commente par ailleurs mes. 12 et 13 des schèmes de la partie de piano.
• Pendant ce temps, la pédale reste figée dans le paysage sonore, dans le grave au piano, le suraigu au violon (harmonique), ainsi qu’en tremolo alla punta à l’alto.
Le réveil douloureux de l’archange (mes. 15 à 21)
Face à ce spectacle désolé, l’archange Gabriel exprime sa douleur. Sa plainte est confiée au timbre de la clarinette, particulièrement mis en valeur dans ce passage :
• C’est le seul instrument émergeant du point de suspension sur lequel la phrase initiale se termine.
• La flûte est absente, il n’y a pas d’autre timbre de bois.
• Le discours du piano se fait aussi dépouillé que celui des cordes (piano, violon et alto font entendre un ostinato sur lequel nous reviendrons en détail plus loin).
• Le vibraphone annonce le chant de la clarinette (jeu avec archet mes. 15) et le ponctue par une touche de lumière mes. 20 (comme pour annoncer la fin de la torpeur, le retour à la vie).
La mélodie de clarinette, toute en intervalles conjoints, tente de s’élever (sommet mes. 18) mais retombe inexorablement : on ne parvient pas à s’extirper de la douleur. L’utilisation de ¼ de tons renforce cette atmosphère. A cet égard, notons le schème c et ses broderies au ¼ de tons (ex. 3).
Ce schème c est développé dans la suite de la pièce.
Venons-en maintenant à l’ostinato. Son importance dépasse largement le soutien qu’il offre au chant de l’archange : c’est en effet un élément générateur pour la suite. Il est formé par la succession de notes jouées en harmoniques au piano (doigt pinçant la corde), au violon et à l’alto : les notes do-sol-fa dièse-ré se suivent, tout en étant « éclatées » entre le grave et l’aigu du spectre sonore.
L’humanité renaît à la vie (mes. 22 à 31)
Le piano reprend et prolonge l’ostinato, ce qui génère le schème d (do-sol-fa dièse-ré-la dièse-si). La double superposition selon des intervalles de quinte juste et quarte augmentée (hétérophonie) [1] entretient un climat voilée et mystérieux.
Les deux bois et les deux cordes répondent à d par d1, également en hétérophonie.
La vie reprend peu à peu ses droits comme en témoigne les deux mesures au climat « décidé » (mes. 30-31) servant de pont avec la partie suivante.
La vie et ses passions (mes. 32 à 45)
Le tempo s’était progressivement animé depuis l’aube initiale, cette tendance s’accentue et nous mène petit à petit (long accelerando) vers un climax (évocation d’un cataclysme provoqué par l’Homme). Le déchaînement des passions humaines y conduisant est représenté musicalement ici.
Tout d’abord, nous entendons mes. 32 une « Klangfarbenmelodie » [2] dérivée de l’ensemble d-d1 (cf. exemple 7) : la succession des notes cerclées en rouge est en effet apparentée à d-d1 en sens rétrograde. Nous soulignons plus particulièrement le schème e à la clarinette car il sera développé plus loin. A ce stade, le débit reste régulier et calme (successions de croches et/ou de noires). On observe des réponses en imitations au piano (main droite) et au vibraphone (mes. 32-33).
L’accelerando menant au cataclysme débute mes. 36. Apparaît à nouveau, réparti au piano, aux cordes et à la clarinette, une imitation de d-d1 (cf. exemple 8). La métrique reste la même mais le tempo devient plus rapide. Parallèlement, le vibraphone et le piano (main droite) font entendre des accords dont l’harmonie est étrangère à celle de l’imitation de d-d1. La durée du silence entre le début de la mesure et l’accord du vibraphone se réduit progressivement (mes. 36 à 39), créant un sentiment d’agitation que les figures à la flûte (imitant également le piano dans l’introduction) renforcent. Enfin, l’agitation gagne mes. 40 les instruments dont le débit était resté le plus régulier (alto, clarinette) et l’accelerando se stabilise mes. 45 au tempo de 115 à la noire, celui du climax.
Vers le cataclysme (mes. 46 à 63)
Le motif d-d1 (d’) réapparaît à deux reprises à la clarinette/clarinette basse et aux cordes dans cette partie où la tension devient maximale. Divers éléments y contribuent (cf. exemple 9) :
• d’ est scandé ici selon un rythme qui n’est plus celui du flux régulier précédent, selon un phrasé non legato, et reste suspendu (blanche) sur sa note aiguë. Il représente l’effroi.
• La nuance passe de f à fff pour atteindre son pic.
• D’abord introduit mes. 47 au vibraphone et au piano, puis ensuite développé avec une tension grandissante au violon et à l’alto (montée vers l’aigu), des frottements de secondes mineures superposés à une quinte d’intervalle sont entendus dans le medium puis l’aigu.
• La flûte est attirée vers le suraigu dans lequel elle reste obstinément (flatterzunge) [3]. Dans le même temps, la basse du piano descend jusqu’aux notes les plus graves du clavier (clusters) [4].
• Le vibraphone monte dans l’aigu mes. 49-51 puis redescend chromatiquement, accompagné de la clarinette basse, qui irrésistiblement attirée vers le grave, avant de donner à entendre le second cri sur d’. La polyrythmie entre le vibraphone et la main droite du piano ajoute au caractère angoissé de ce passage. On note également des effets de son fendu et dents sur anche à la clarinette basse, ainsi que des clusters en tremolos dans l’hyper-grave du piano.
Une nouvelle aube (mes. 64 à 78)
Après la citation par les interprètes de plusieurs catastrophes provoquées par l’Homme dans l’Histoire récente, une phrase, apparemment similaire à l’introduction, démarre. Elle en reprend de nombreux ingrédients mais en développe d’autres, déjà apparus dans la partie A. Ainsi :
• La pédale, l’harmonique dans le suraigu au violon et le discours du piano reprennent sans ambiguïté les ingrédients initiaux.
• L’alto s’écarte de la note pédale et poursuit son discours par une imitation de d’ (mes. 67) que la clarinette basse poursuit (mes. 69, cf. exemple 10).
• La flûte apporte mes. 71 une touche de lumière, en imitant un des motifs du piano, puis fait entendre mes. 72 une imitation en augmentation de la tête du motif c, doublée dans le grave par la clarinette basse. Ensuite, celle-ci répond encore à l’alto, sur une nouvelle imitation de d’ (mes. 73), et rejoint définitivement la flûte sur c. Ce motif monte péniblement dans l’aigu aux deux bois, comme si l’on avait du mal à s’extirper de la douleur (cf. exemple 11).
• En appuyant avec un certain lyrisme le motif du piano mes. 77, l’alto annonce un retour progressif à la vie.
L’humanité renaît à nouveau à la vie (mes. 79 à 86)
Cette partie s’enchaîne directement à la suivante, qui correspond à un nouveau déchaînement des passions, au point que la gestion de leur jonction doit particulièrement être soignée lors de l’interprétation pour obtenir l’effet escompté d’impatience croissante et de montée en tension vers un nouveau sommet expressif.
Cependant, nous avons préféré la distinguer dans cette analyse car elle reprend les éléments de la partie A3 « l’humanité renaît à la vie », comme l’illustre l’exemple 12, qui montre par ailleurs comment les parties de flûte et de clarinette sont traitées en variation mes. 82, en y introduisant des motifs déjà entendus précédemment.
Intéressons-nous maintenant à la jonction de cette partie avec la suivante. On remarque tout d’abord mes. 83 à 86 un rappel au piano de la tête du motif entendu mes. 26 sous forme de Klangfarbenmelodie (cf. exemple 13). Son flux s’agite (triolet de croches vs. croches). Le trait rapide au violon génère aussi une impatience que l’indication molto accelerando renforce juste avant que le motif au piano ne passe en doubles croches et soit ponctué par un accent en double cordes au violon et à l’alto). L’indication métronomique devient plus rapide.
Déchaînement des passions. Vers la question fondamentale (mes. 87 à 97)
Nous entendons sous forme variée les mêmes éléments que ceux de la partie A4 « la vie et ses passions » (mes. 97 à 93). Puis l’élan lyrique et ardent des mes. 92-93 vient se briser « comme un regret » sur la note la bémol à la flûte mes. 93. L’agitation et l’impatience grandissante qui présidaient jusqu’alors (indication métronomique culminant à 106 à la noire dans cette section) laissent place à un rallentando. La flûte était montée dans l’aigu mes. 92 et, malgré un dernier rebond tenté par l’alto et le violon, nous ne parvenons plus cette fois à dépasser la note la bémol. Nous sommes pris d’un doute : toutes les voix descendent lentement mais inexorablement dans le grave. Enfin, la flûte remonte par un saut de septième mineure vers sol bémol sur lequel nous restons suspendus mes. 96. L’instant est à l’interrogation. Le percussionniste cite alors une phrase tirée de la Nouvelle : « si tu es la haine, je suis l’amour ? », question posée par Gabriel à Jézabel.
L’aube sereine montant vers la lumière (mes. 98 à 108)
Cette aube reprend elle aussi certains éléments caractéristiques des deux précédentes, comme la ligne flexible aux rythmes irréguliers à la main droite de la partie de piano, mais s’en distingue :
• Par l’absence de longue note pédale répartie aux divers instruments.
• Par des harmonies calmes et sereines, et non plus troublées et ambivalentes comme auparavant.
Elle débute, à la clarinette, par une imitation du schème a dont la première note est sol, soit ½ ton au-dessus de la note sur laquelle la flûte était resté en suspens lors du questionnement. Sur le mi bémol de la ligne de basse du piano, l’effet est lumineux. Lumière est l’un des deux mots clé de cette partie (les différents instruments montent peu à peu dans l’aigu), le second étant réconciliation. En effet, on retrouve ici tous les motifs principaux de la pièce qui fusionnent et sont tuilés.
A titre d’illustration, nous voyons ainsi mes. 100 d’ à l’alto sous la queue de b à la clarinette, avant que la flûte, secondée par l’alto, ne reprenne b à son tour.
Autre illustration le tuilage de la queue au rythme caractéristique du schème a avec le schème e mes. 103 à 106.
Enfin, alors que les deux bois et les deux cordes sont montés dans l’aigu de leurs registres respectifs, citons la superposition du schème c, dont les broderies caractéristiques ont perdu leur caractère douloureux (les ¼ de tons sont remplacés par des ½ tons, ce qui n’y est pas étranger) et du schème b entonné par le violon en une angélique mélodie d’harmoniques à peine audible dans le suraigu.
Réconciliation et paix (mes. 109 à 116)
La pièce se conclut par une phrase très aérienne poursuivant la réconciliation des éléments du discours musical. A la liaison avec la partie précédente, la flûte reste le seul instrument que l’on entend et dont la ligne monte vers fa dièse dans le suraigu mes. 108. Sur le jeu avec archet du vibraphone, elle redescend souplement d’une octave alors que piano, alto et violon redessinent l’ostinato de la plainte de l’archange. Mais celui-ci ne véhicule plus maintenant la même douleur oppressante : il est maintenant le cadre dans lequel s’épanouit, par la superposition des lignes mélodiques confiées à la flûte, à la clarinette et au vibraphone, une ultime réconciliation entre les schèmes : c’est donc sur un message d’amour triomphant que s’envole le Phénix.
[1] l’hétérophonie est une manière de jouer simultanément une mélodie et des variations de celle-ci. Une variation peut consister en l’ajout ou la suppression de notes, un simple décalage (avance ou retard léger)1, ou un changement de rythme ou de tempo.
[2] Le terme Klangfarbenmelodie signifie littéralement « mélodie de timbre » en allemand. Cette technique musicale consiste à confier aux différents instruments des interventions très concises dans un kaléidoscope de timbres différents. Les instruments de l’orchestre n’ont pas de rôle mélodique à proprement parler, mais chacun contribue à l’élaboration d’une mélodie globale et générale.
[3] Le flatterzunge, mot allemand composé de Zunge (langue) et Flattern (voltiger), désigne, dans le jeu des instruments à vent, un coup de langue répété à une cadence très rapide, une sorte de roulement lingual qui produit un effet de trémolo.
[4] Un cluster, ou grappe de sons voisins, est un agrégat de notes espacées d’un intervalle de seconde.