Je vais parler d’un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître (compte tenu de la date, il est évident que c’est Aznavour qui m’a copié, mais peu importe). On n’oublie pas sa première maîtresse, comme devait le chanter Brassens, bien des années plus tard. Je n’ai pas dérogé à cette règle, à ce petit détail près que c’est elle qui me prenait dans ses bras et non l’inverse...Lire la suite
Je vais parler d’un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître (compte tenu de la date, il est évident que c’est Aznavour qui m’a copié, mais peu importe).
On n’oublie pas sa première maîtresse, comme devait le chanter Brassens, bien des années plus tard. Je n’ai pas dérogé à cette règle, à ce petit détail près que c’est elle qui me prenait dans ses bras et non l’inverse.
Bien des années plus tard, je me souviens encore parfaitement d’elle, de sa gentillesse et de son amour des enfants. Cela se passait à Poitiers en 1942/43, j’avais 5 ans, (on ne vous a pas demandé d’actualiser) dans des bâtiments provisoires car le Lycée n’avait pas encore été réhabilité. J’étais au jardin d’enfants.
Tous les jours, ma maîtresse (car il faut bien l’appeler par son nom), qui était aussi celle de mes camarades, une maitresse collective en quelque sorte, nous entraînait dans un rituel quotidien. Nous formions un grand cercle dans la salle de classe. L’élite des élèves, dont je faisais partie, allait quérir les instruments de musique qui étaient attribués à chacun et rejoignait la tête du cercle pour former un orchestre de Polyphonies (1).
A vrai dire, la tête du cercle se confondait très vite avec sa queue, de sorte qu’il eût été très difficile à un observateur même averti de distinguer l’une de l’autre. Je rentrais donc dans le rang avec le tambour dont j’avais obtenu, par intrigue sans doute, le monopole d’utilisation. Mes camarades philharmonistes (du grec Philos :musique et harmonikè :ami) se contentaient de quelques instruments à vent transpositeurs du style trompette, flûte, pipeaux et un triangle que tout le monde considérait comme le triangle de la honte (tellement que c’est bête un triangle). Tous les autres, la plèbe, devaient se contenter de taper en rythme dans leurs mains, de bonne grâce d’ailleurs, car l’idée de révolte ne les effleurait même pas.
Mademoiselle Fleury se mettait alors au Piano, nous regardions tous émerveillés ses jolis doigts fuselés voler sur le clavier. Je ne me souviens plus de la sonorité du piano, qui devait certainement être plus proche de celle d’un piano bastringue de saloon dans "Rio Bravo", que de celle d’un Steinway de concert à Carnegy Hall. Mais peu importait, aux premiers accords du Cavalier Sauvage, nous enfourchions nos montures pour une chevauchée fantastique, et nous tournions en rond, nous préparant déjà à notre vie d’adulte, galopions dans la Forêt Mystérieuse pour rencontrer le Gai Laboureur qui nous cassait le rythme mais calmait le jeu. Quelquefois, Mademoiselle Fleury terminait par Premier Chagrin. Elle croyait nous faire plaisir, mais nous aimions moins : trop calme !
Dans mon enthousiasme mal tempéré (2) conjugué à une absence probable de maîtrise de mon instrument favori pour lequel je n’avais eu aucune formation préalable ni stage d’immersion psychologique, il m’arriva sans doute d’occulter les accords mélodieux du piano, mais ce fut toujours fugace et sans intention de nuire. Il y eut cependant des plaintes anonymes. Le processus est toujours le même : minable et lamentable. Un camarade jaloux de mon tambour s’est plaint à sa mère et pour que son histoire fût crédible il ne dit pas seulement que je jouais trop fort, il se plaignit de violents mots de tête le matin en se levant pour aller à l’école. Une autre Maman prétendit même que son fils devenait sourd car il fallait lui répéter 10 fois d’aller se coucher avant qu’il ne réagisse. Un père oto-rhino-laryngologiste expliqua même que le nombre de décibels émis par un tambour pouvait facilement dépasser le seuil maximum autorisé et causer ainsi des lésions irréversibles. C’en était trop, Mademoiselle Fleury ne pouvait plus rien pour moi, sans se mettre elle même en danger. J’avais compris cela.
Le lendemain, aux premiers accents du Cavalier Sauvage, je pris mon tambour pour ne pas perdre la face. Mademoiselle Fleury m’appela gentiment et me dégrada sur le front des troupes en m’enlevant solennellement mon tambour. J’avais cru apercevoir dans ses yeux l’ombre d’une larme. C’est ce qui me sauva de l’amertume et de la rancœur.
On me donnait le Triangle méprisé, dont personne ne voulait. Eh bien je l’acceptais ! Au lieu de me complaire avec amertume dans une délectation morose et stérile, j’eus l’intelligence (ben oui quoi !) d’explorer les propriétés acoustiques de cet instrument incroyablement complexe. Saviez-vous que seule l’élite de nos Conservatoires Nationaux peut accéder aux classes de Triangle ? Saviez-vous que les Triangles sont fabriqués presque exclusivement à Béton-Bazoches (petite ville des Vosges) ? Que les Japonais se sont essayé à en produire et que tout le monde a rigolé ! Savez-vous enfin comment on appelle un joueur de Triangle ?
Ma curiosité naturelle (ben oui quoi !) me fit rapidement découvrir une partie des nombreux paramètres qui interviennent dans l’élaboration du timbre de cet instrument sans pareil. Ce qui a fait dire au premier grand concertiste en Triangle, le génial Boêhm Bawerk : "cet appareil est sans pareil". Selon le type de préhension que l’on applique à l’instrument, sa sonorité en sera transformée. La façon même de suspendre le triangle n’a pas encore fait l’unanimité. En Autriche et en Bavière on préfère le poil de blaireau. Au Maghreb et en Egypte, où il est très utilisé pour accompagner la danse du ventre le Triangle doit obligatoirement être suspendu avec du poil de chameau. En France où l’on pratique plus volontiers le système "D" chacun a son truc qui va de la ficelle de supermarché au crin de cheval piqué sur l’archet d’une violoniste un peu nunuche. Au Canada, du poil de moustache d’otarie fera très bien l’affaire... Peu importe les écoles ! Ce qui compte c’est la manière de jouer.
Selon la force de frappe (petite frappe ou grande frappe et évidemment moyenne frappe), l’angle de frappe, le point d’impact de la frappe, la nature du bâtonnet, son poids, sa longueur, l’altitude à laquelle vous jouez(on ne joue pas de la même façon selon que que l’on participe à un récital à Quito ou à une nouba à Narghileh au bord de la Mer Morte), l’hygrométrie ambiante a un impact majeur (imaginez un peu le concertiste qui doit jouer à St Laurent du Maroni et le lendemain faire un triomphe à Tamanrasset ! On va même jusqu’à dire qu’un gaucher n’a pas la même frappe qu’un droitier.
Mais tout cela n’est rien ! Tout instrument de musique a ses problèmes et ses faiblesses. Pourtant le Triangle a trois handicaps majeurs et peut être un quatrième.
Le premier c’est l’étroitesse de son répertoire. L’on ne sait pourquoi, peu de grands compositeurs se sont intéressés à cet instrument merveilleux, sans doute rebutés par son extrême complexité, la difficulté à transcrire ses œuvres sur partition. Bach aurait pu l’utiliser dans ses suites pour violoncelle parfois un peu longues, Chopin et tous les autres romantiques l’ont franchement boudé.
Le deuxième, c’est que dans les rares morceaux où l’on en joue, son apparition est toujours fugitive voire même fugace. Certains spectateurs venus exprès écouter une œuvre où le Triangle est mis en valeur, se plaignent souvent d’avoir raté le coche dans un moment d’inattention.
Le troisième, c’est l’extrême exigence de cet instrument. Comme je l’ai déjà suggéré, les intervention du joueur de triangle se font en soliste, sinon on ne l’entendrait pas. Ce temps béni n’arrive que 2 ou 3 fois au mieux au cours d’un concert. Notre soliste d’un instant ne peut donc se payer le luxe d’aucun moment de distraction ou d’inattention.
Le joueur de Triangle doit mener une vie saine et équilibrée. C’est indispensable car en concert, la tension est extrême en permanence, qu’il attende de jouer ou bien qu’il joue.
Un grand pianiste peut se permettre une fausse note. Cela est interdit au joueur de Triangle. Il doit atteindre l’excellence, il est condamné à la perfection. Sinon... sinon les places sont rares même en province. Certains se reconvertissent dans l’artisanat, beaucoup comme plombiers. On peut parler d’une quatrième handicap. Avez-vous remarqué avec quel soin méticuleux le joueur de Triangle essuie son instrument avant chaque concert ? Ce n’est pas pour le nettoyer, naïfs que vous êtes ! Encore moins pour l’accorder ! C’est pour débarrasser le Triangle de toute trace d’électricité statique. Et là on ne rigole plus ! Cette opération est devenue obligatoire depuis l’épouvantable accident survenu à l’Opéra de Vienne lors de l’exécution en 1927 de l’unique concerto pour Triangle et Orchestre de Leibowitz : le foudre tomba sur le Triangle et toutes les cordes devant l’orchestre furent électrocutées. Depuis, plus par superstition que par prudence ce concerto n’est plus joué. Enfin, je tiens à mettre en garde les étudiants en musique qui éprouveraient une passion pour le Triangle. Certes, c’est un merveilleux instrument, mais vous n’avez plus d’excuse : maintenant vous savez qu’il représente un marché très étroit. Orientez vous plutôt vers le Basson ou le Cor Anglais, marchés peu encombrés et gratifiants. Rien ne vous empêche de jouer du Triangle en cachette chez vous si vous avez des voisins compréhensifs.
Je crains d’avoir été un peu long, mais vous l’avez compris, le sujet me passionne.
Toujours est-il (c’est stupide comme expression) mais je n’ai rien trouvé de mieux comme transition pour revenir à mes moutons après cette longue transition sur le Triangle. Mais vous comprendrez que j’avais besoin de me changer les idées après le coup du tambour.
Or donc, pour atténuer ma peine (allons vous le faites exprès : la confiscation du tambour), Mademoiselle Fleury m’attribua derechef le rôle vedette dans la comédie que nous devions préparer pour Noël : l’histoire scabreuse de Saint Nicolas et des trois petits enfants qui s’en allaient glaner aux champs (pas Saint Nicolas évidemment) Autre temps autres mœurs...
Maintenant ce ne sont plus les petits enfants qui font ça, c’est José Bové qui s’en charge.
Il n’empêche qu’à l’époque on était bien content de trouver des gosses pour faire le sale boulot. C’est une chanson populaire donc je vous le rappelle : pas d’intervalle supérieur à la quinte et ne vous en faites pas, vous n’avez pratiquement aucune chance de rencontrer un non pivot posé (ah les sales bêtes).
Pour ceux qui ne connaîtraient pas je résume le scénario. C’est l’histoire de 3 petits enfants qui glanent dans les champs. On ne sait pas très bien ce qu’il fait là, mais il y a un vilain boucher qui leur fait de vilaines propositions. Eux ils sont naïfs et se retrouvent derechef dans le congélo du dit boucher. Heureusement, Saint Nicolas passait par là avec son âne. Oh ! Oh ! dit il, ça sent la chair fraîche par ici ! Car Saint Nicolas il aimait beaucoup les petits enfants. En réfléchissant je crois bien que c’est son âne qui a reniflé les petits enfants. Qu’est-ce qui se passe ici ? dit Saint Nicolas au boucher qui n’en menait pas large. L’œil inquisiteur de Saint Nicolas se tourna vers le congélo. Ouvre moi ce congelo illico presto boucher, car étant évêque il parlait couramment le latin (et même le grec). Le boucher ouvre la porte du congélo et les trois enfants sortent pas très frais (si très frais au contraire, désolé de te contredire partner) et alors écoutez bien vous allez vous marrer... C’est honteux d’obliger des gosses à faire ça.
Le premier dit : "j’ai bien dormi". Tout le monde est inquiet pour sa santé ; mais lui tout ce qu’il trouve à dire c’est qu’il a ronflé comme un loir. Nul ! nul ! nul Vous allez voir avec le second c’est pas triste non plus.
Le second dit : "Ben moi aussi". La phrase est courte incisive mais côté valeur ajoutée, c’est pas terrible. Manque d’imagination, traumatisme du à la séquestration, on ne saura jamais. On aurait pu supprimer le rôle personne ne s’en serait aperçu. Sans fausse modestie, heureusement que je suis là pour sauver la mise.
Le troisième répondit i-i : "je me croyais au paradis". Il faut le faire quand même. En voilà un qui devait se les geler, soyons honnêtes. Mais non vous vous trompez, il était avec les anges à jouer de la harpe et de la cornemuse (c’est sans doute ça qui l’a sauvé : Saint Nicolas a du entendre la cornemuse.)
Cette fin édifiante dut ravir les dames patronnesses et ébranler les non-croyants dont cela atténua les angoisses. Vous voyez quand même que j’avais le rôle principal, après l’âne qui découvre les gosses. La moindre hésitation, la plus petite panique, une petite absence, un gros trou de mémoire et la pièce n’existe plus, les parents demandent le remboursement des tickets.
C’est bien gentil tout ça, mais je m’aperçois que je me suis laissé aller en oubliant l’objet essentiel de mes propos. Je n’écris pas pour la semaine de Suzette, mais pour une revue musicale de Province, alors un peu de tenue s’il vous plait !
Soyez patients ! Il faut laisser du temps au temps ! Laissez le ferment musical germer dans le cerveau d’un tout petit.
Longtemps après j’appris que ces pièces de musique qui avaient charmé mon enfance et dont j’avais retenu le cheminement mélodico-rythmique provenaient tout droit de "l’Album pour la Jeunesse" op.68 de Robert Schumann, dont "Premier chagrin", cette merveilleuse mélodie qui avait adouci le mien.
Schumann, "le plus romantique des romantiques".
Sa vie on la connaît. Moi je la découvrais. Son idée folle de fabriquer une prothèse pour augmenter la souplesse et la vélocité de ses doigts faibles, qui va finir par l’estropier pour le restant de ses jours, l’empêchant ainsi de devenir un pianiste virtuose.
Son amour fou mais contrarié pour Clara Zwick dont le père est son professeur de piano. Ce n’est que plusieurs années après et avec l’accord de Clara, que par décision de Justice, Robert put épouser sa chère Clara.
Malheureusement, Schumann était un cyclothymique avec des moments de folle exaltation et de terribles moments de dépression avec ce dédoublement symbolique de personnalité : Florestan le gai et Eusebius le sombre.
Ses créations se font dans l’exaltation et la souffrance. Sa santé mentale se détériore rapidement et il se sent, il se voit devenir fou. On connaît l’affreux épisode où il se jette dans le Rhin, est repêché par des mariniers. Il n’échappera pas à sa folie.
Quelques mois plus tard il est interné à l’asile où Clara et Brahms, l’ami fidèle, lui rendront régulièrement visite jusqu’à la fin. Schumann laissait derrière lui une œuvre considérable.
L’histoire ne s’arrête pas là, car Clara, cette femme admirable, pianiste virtuose, également compositeur, partit faire des tournées dans toute l’Europe interprétant les œuvres de son cher Robert pour le faire mieux connaître et aussi pour élever les 8 enfants qu’elle avait eus de lui.
Peut être pourrions nous dire de lui, comme il l’avait fait de son vivant pour Chopin : " Messieurs, chapeau bas ! un génie vient de mourir". Et il n’en naît pas tous les jours des génies de cette qualité là ! Pourquoi faut-il que les plus grands compositeurs romantiques soient morts si jeunes ?
Schubert 31 ans (mort de la syphilis)
Chopin 39 ans (mort de phtisie)
Schumann 46 ans (mort du mal de vivre)
Pourquoi un tel génie se paie t’il aussi cher ?
Je vous avais pourtant bien prévenus. Les souvenirs d’enfance vous accompagnent toute votre vie. C’est parce qu’ils sont anciens qu’on s’en souvient si bien. Quand j’écoute Schumann, j’écoute aussi sa vie.