Si les nationalistes allemands ont dénoncé cet opéra, achevé en 1922 et créé à Berlin en 1925, comme une oeuvre qui ne pouvait être représentative de l’autentique culture allemande, cela n’a pas empêché la République tchèque et les nationalistes de la dénoncer pour la raison opposée, et l’exclure du patrimoine de l’Union soviétique en raison de sa « décadence bourgeoise ». Cela n’a pourtant pas retenu les nazis, quand ils sont arrivés au pouvoir en 1933, de l’interdire en Allemagne comme un exemple de « Kulturebolschewismus " ... De fait, Wozzeck a reçu un large accueil dans le monde artistique du fait de son extraordinaire modernité, quand les fascismes de tout poil l’interdisaient... et pour cause ! Lire l’article
1885 : Né le 9 février à Vienne, Alban Maria Johannes Berg est le troisième des quatre enfants de Johanna et de Conrad Berg qui mènent une vie aisée, du moins jusqu’à la mort de ce dernier en 1900.
1901 : Alban compose ses premiers lieders : Der heilige Himmel sur un texte de Franz Evers et d’autres sur des textes de S. Fleischer, Ibsen et W. von der Vogelweide, mais sans réelle formation musicale : il est du reste davantage intéressé par la littérature. Il écrira néanmoins, avant l’âge de quinze ans, près de cent petites compositions (mélodies duos, etc...).
1904 : Entre comme fonctionnaire à la Niederösterreichische Statthalterei. En octobre, il rencontre Schönberg qui devient son professeur de composition, ainsi que Webern, qui est aussi élève de Schönberg, alors que ce dernier élabore ses recherches sur l’atonalité.
1905 : Dans cette période charnière de sa vie, Berg compose entre autres, deux des lieder qui seront publiés plus tard sous le titre Sieben Frühe Lieder pour mezzo-soprano et piano( "Im Zimmer » et « Die Nachtigall »), dans lesquels il expérimente l’atonalité.
1906 : Les conditions économiques de la famille Berg s’améliorent à la suite d’un héritage, et lui permettent de démissionner de son poste. Grâce à cette indépendance financière, il pourra désormais se consacrer à la musique. Il compose Liebesode, qui va devenir le lied n°6 de la « Frühe Lieder »).
1907 : Il rencontre Hélène Nahowski, chanteuse, fille d’un haut fonctionnaire, à qui il dédie son lied Schliess mir die Augen beide. Il termine ses études de contrepoint et entreprend sa Sonate pour piano, opus 1. Certaines pages sont présentées lors d’un concert par des élèves de l’école de Schönberg, le 7 novembre.
1908 : Berg achève sa sonate, et compose le dernier des Frühe Lieder. Il est exempté de service militaire.
1909 : Il achève la composition des Quatre Lieder op. 2pour baryton et piano, qu’il avait commencé l’année précédente. Berg découvre "Parsifal" à Bayreuth ; et la même année, il abandonne les fonctions tonales classiques.
1910 : Il compose le Quatuor op. 3, dans lequel il se sépare du piano et de la voix et adopte déjà un atonalisme franc. Il réalise la réduction pour voix et piano de "Gurrelieder" de Schönberg, et de l’opéra "Der Ferne Klang » de Schreker.
1911 : Berg termine ses études avec Schoenberg. Le 3 Mai, il épouse Hélène Nahowski malgré l’opposition du père Franz Nahowski au mariage. Cela permet à Berg de continuer à mener une vie indépendante matériellement. En Novembre, à Monaco, il assiste à la première représentation du "Lied von der Erde" de Mahler, qui est décédé quelques mois plus tôt.
1912 : Berg compose son opus 4 Altenberg-Liederpour soprano et orchestre, d’après des textes de Peter Altenberg, et entreprend l’écriture d’un livre sur les œuvres de Schoenberg, avec la contribution de Webern et quelques autres élèves et amis (dont Kandinsky). Il écrit un guide pour les "Gurrelieder". Il commence la composition de ses Quatres Pièces op. 5, pour clarinette et piano.
1913 : Berg achève ses Pièces. Le 23 février, il dirige le choeur pour la première représentation de « Gurrelieder », réalisé par Schreker à Vienne. Le 31 mars, Schönberg dirige deux de ses Altenberg-Lieder. Les réactions du public sont telles que le concert doit être suspendu. Il faudra attendre 1952 pour qu’elles soit rejouées entièrement, et 1966 pour leur première publication intégrale !
1914 : Première représentation à Vienne du « Woyzeck » de Büchner, le 14 mai. Berg est fortement impressionné par le sujet, et décide de le mettre en musique. Mais la Première Guerre mondiale éclate : il est d’abord jugé inapte au service militaire.
1915 : Et pourtant, Berg est appelé en août sous les drapeaux, et envoyé en octobre dans un camp d’entraînement. Un mois plus tard, il retourne à Vienne, après un véritable effondrement physique. Il écrit tout de même Trois pièces pour orchestre, opus 6.
1916 : Il est employé jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale au ministère de la Guerre, à Vienne. Il est "occupé par la paperasserie épouvantable d’un officier supérieur, un idiot d’ivrogne"... Dans cette période, le projet de Wozzeck mûri. Berg fait sa propre sélection dans la pièce de Büchner, composée de scènes fragmentaires, et en tire un livret en trois actes.
1918 : Schönberg fonde à Vienne son « Verein für Musikalische Privataufführungen " (Société de musique de droit privé), afin de faire connaître la musique de son temps, grâce à laquelle seront créées de nombreuses oeuvres contemporaines. Avec Webern, Berg travaille pour la Société (prise en charge de la préparation des concerts) jusqu’en août 1921, date à laquelle l’initiative se termine par manque de fonds. Au cours de la même période, Berg suit l’administration de certains biens de la famille, sur la demande de sa mère. Il donne aussi des cours de musique, et s’installe professeur particulier.
1920 : Supervise la rédaction du « Musikblätter der Anbruch " de « l’Universal Edition », qu’il quitte l’année suivante. Berg écrit également un article polémique contre Pfitzner, en réponse à son attaque contre Busoni et les musiques nouvelles. Il écrit également un guide pour le "Pelléas et Mélisande" de Schönberg.
1922 : Achève Wozzeck et publie la partition grâce à l’aide d’Alma Mahler, amie de longue date de Berg et de sa femme.
1923 : À Salzbourg, le Quatuor op. 3 est un succès retentissant.
1924 : Scherchen dirige à Francfort trois extraits de Wozzeck, et envisage sa représentation à Berlin. C’est un énorme succès. Berg écrit une analyse des premières mesures du "Quatuor opus 7" de Schönberg.
1925 : Berg achève son Kammerkonzert (Concerto de chambre) pour violon, piano et instruments à vent, commencé en 1923, et se tourne résolument vers un style plus classique. Il écrit sa première pièce dodécaphonique, Schliess mir die Augen beide, et commence sa Lyrische Suite (Suite lyrique) pour quatuor à cordes. Berg rencontre Hanna Fuchs-Robettin, la sœur de Franz Werfel, appelé à Prague en mai. Dédicataire secrète de sa Suite lyrique, elle est restée en contact épistolaire avec Alban Berg de nombreuses années. Le 14 Décembre est monté sur scène à Berlin le Wozzeck, dirigé par Erich Kleiber, et qui fait sensation. Après le succès berlinois, l’opéra sera donné dans différentes villes d’Europe et dans de nombreux centres en Allemagne, jusqu’en 1932.
1926 : Berg termine en mai sa Suite lyrique. Il adopte la technique des douze sons (dodécaphonisme) qu’il utilisera toujours ensuite.
1927 : Berg obtient un contrat chez Universal Edition pour un nouvel opéra. Première représentation de sa Suite lyrique à Vienne, le 8 janvier, et du Concerto de chambre à Berlin le 20 mars.
1928 : Il commence à composer Lulu et publie ses Sieben Frühe Lieder.
1929 : Compose pour la soprano R. Herlinger l’aria Der Wein lieder pour mezzo-soprano et orchestre d’après des textes de Stefan George et Charles Baudelaire. Revoit les trois pièces op. 6.
1931 : Il fait partie du jury de la Société Internationale de Musique Contemporaine, à Cambridge.
1932 : En Octobre, Berg fait l’achat d’une maison en Carinthie, à la Worthersee Velden, le « Waldhaus ». Il s’y retire pour se consacrer à la composition de son projet d’opéra Lulu, premier opéra dodécaphonique de l’histoire de la musique.
1934 : A ce projet d’opéra, Berg prépare une suite ( Pièces symphoniques de Lulu) que dirige à Berlin Erich Kleiber, le 30 novembre. Ce sera la dernière exécution de sa musique, dans l’Allemagne devenue nazie. On y retrouve, comme dans Wozzeck, des préoccupations psychologiques et sociales importantes.
1935 : En Février, il interrompt son opéra pour composer un concerto pour violon, A la mémoire d’un ange, commandé par le violoniste américain Louis Krasner. Il dédie la pièce à Manon, fille d’Alma Mahler de son second mariage avec l’architecte Walter Gropius, et qui est décédée 22 avril 1935 à 18 ans, de la poliomyélite. Berg réintroduit des accords tonals au sein du langage dodécaphonique, ce qui lui permet de renouer avec le passé en citant un Choral de Jean-Sebastien Bach, "Es ist Genug" (cantate BWV 60), et une chanson populaire. Berg y expérimente les premières méthodes de permutation de la série de 12 sons qui lui permettent d’engendrer de nouvelles séries. Ce concerto restera malheureusement inachevé. En août, Berg achève l’instrumentation de Lulu. Dans une lettre à Webern, il parle des conséquences douloureuses d’une piqûre d’insecte, qui lui cause un abcès. Il est possible que ce soit les prémices d’une septicémie qui lui sera fatale : faible et fiévreux, Berg ne peut se rendre à Prague en septembre, pour la mise en œuvre de ses Pièces symphoniques, réalisée par O. Kabasta. Le 17 Décembre, Berg est hospitalisé pour deux opérations consécutives, qui ne parviennent pas à stopper l’infection galopante. Il meurt dans la nuit du 23 au 24 décembre. Lulu sera laissé inachevé : le compositeur autrichien Friedrich Cerha composera un 3e acte qui sera donné en première à Paris le 24 Février 1979.
"Celui qui voudrait croire que c’est seulement la reconnaissance et l’amitié qui m’incitent à exprimer mon admiration, que celui-là n’oublie pas que je sais lire la musique, et qu’à travers des sons..., j’ai pu me faire une idée du talent déployé... Salut à toi, Alban Berg ! " Arnold Schönberg
Lorsque Alban Berg rencontre Schoenberg en 1904, celui-ci vient de terminer son premier quatuor. Entre le maître et l’élève s’établit aussitôt un climat de confiance et une inaltérable amitié. Schoenberg instruisit Berg dans toutes les sciences musicales (harmonie, contrepoint analyse orchestration), mais surtout il se préoccupa de la personnalité de son élève, favorisant, par ses conseils intelligents, la maturation de son tempérament d’artiste. Trois oeuvres importantes de Berg (les Pièces pour orchestre op. 6, le Kammerkonzert et Lulu) sont dédiées à Schoenberg, en témoignage de sa filiale admiration.
Dès l’époque d’apprentissage, les compositions de Berg, où Schoenberg et Webern avaient su discerner le génie, prenaient position parmi les œuvres importantes de notre temps. Cependant, la véritable personnalité du musicien ne s’est affirmée que vers 1909-1910 (Quatuor op. 3) lorsqu’il s’est affranchi des fonctions tonales classiques.
Partant de cette époque (où Alban Berg avait vingt-cinq ans) on peut distinguer dans son œuvre deux périodes dont la charnière est occupée par la Suite lyrique.
La première période est caractérisée par l’exploitation très libre d’un atonalisme expressif. Les œuvres maîtresse de cette période sont les Trois Pièces op. 6 (1913- 1914), Wozzeck (1918-1921) le Kammerkonzert (1923-1925) et la Suite lyrique (1925-1926), l’œuvre instrumentale la plus originale de Berg où il utilise pour la première fois un développement sériel selon la technique mise au point par Schoenberg après 1920.
la deuxième période est constituée à partir de 1926, des chefs-d’œuvre que sont Der Wein, Lulu et le Concerto, relèvant de cette technique dodécaphonisque dont il exploite avec un sens artistique incomparable les possibilités lyriques et dramatiques.
Toute l’existence de Berg s’écoula à Vienne de façon paisible, malgré une santé fragile. Son aimable caractère rayonnait la bonté, la sérénité et l’intelligence, en dépit de la maladie ou l’incompréhension dont il fut la victime. Avec Arnold Schönberg et Anton Webern, Berg restera un illustre représentant de la seconde école de Vienne. Le qualificatif de « seconde » fait référence à la première école de Vienne, qui désigne les compositeurs Joseph Haydn, Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven et Franz Schubert. La seconde école, quant à elle, désigne les précurseurs de la musique contemporaine, au début du XXème, explorant :
1) L’atonalité :
Étymologiquement « sans tonalité », elle est l’effet de l’indétermination de la tonalité ; soit par l’insuffisance permettant d’affirmer les fonctions tonales, soit par le propos délibéré d’y échapper. On confond généralement le concept d’atonalité avec la technique dodécaphonique elle-même. Certes, la musique dodécaphonique est atonale, mais le début de la Neuvième Symphonie de Beethoven l’est aussi d’une certaine manière : les notes la et mi tenues par les cors et les instruments à cordes, ne permettent pas de déterminer si l’on est en la majeur (manque le do # ), en la mineur (manque le do naturel), en si mineur (accord de dominante mineur où manquent le fa # et le do # ), en ré majeur ou mineur (accord de dominante où manquent le do et le sol). La tonalité n’est suggérée qu’à la mesure 15 par l’apparition d’un ré aux cors, mais ce n’est qu’à la mesure 17 que le ré mineur éclate avec évidence.... voilà un bel exemple d’atonalité dans la musique romantique.
La gamme par tons, chère à Debussy, est un autre exemple d’atonalité : elle engendre l’accord de quinte augmentée, totalement indéterminé.
De façon générale, la tonalité est indéterminée dans tous les systèmes qui divisent l’octave en intervalles égaux :
gamme chromatique : division en douze demi-tons,
mode par tons : division en six tons,
accord de septique diminuée : division en quatre tierces mineures,
accord de quinte augmentée : division en trois tierces majeures,
triton (intervalle de quarte augmentée) : division en deux quartes augmentées.
2) Le dodécaphonisme :
Il s’agit d’une technique de composition créée par Schoenberg entre 1908 et 1923, technique reposant sur le principe nouveau de la " série " imaginé par Hauer (théoricien viennois 1883-1959) : cette technique de « composition mit zwölf Tönen », utilise les douze sons de la gamme chromatique sans que l’un d’eux ne soit prééminent dans le flux mélodique. Ce qui abolit les fonctions tonales des notes : tonique, dominante, médiante, etc. C’est là une des finalités de son inventeur ; supplanter l’harmonie tonale, qui prévalait depuis le XVIIIe siècle, et s’engager dans une certaine évolution du langage musical déjà perceptible chez Gustav Mahler et d’autres précurseurs, qui poussèrent les schémas de la tonalité jusqu’à créer une absence de repères tellement les modulations étaient nombreuses. La technique dodécaphonique n’autorise pas la moindre réminiscence de l’ancienne harmonie : d’où la sévérité et la rigueur du système. De ce fait, elle crée, terme que Schönberg déniait ; une atonalité. " Rien n’est apporté par cette méthode, prévient Schœnberg, par contre bien des choses se trouvent retiré ".
3) Le sérialisme :
Ce principe de construction se fonde sur une succession rigoureusement préétablie et invariable de sons appelée "série". Cette série, ainsi créée pour ses qualités structurelles, peut être exploitée de différentes façons :
dans sa forme originelle (Grundgestalt) appelée aussi forme droite.
en récurrence (la série est prise par la fin) appelée aussi forme rétrograde.
en renversement (tous les intervalles sont imités en mouvement contraire, c’est-à-dire qu’un intervalle descendant devient ascendant et vice versa) appelée aussi forme miroir.
en récurrence du renversement appelée aussi forme miroir du rétrograde.
Ces quatre formes peuvent se transposer sur les douze degrés de la gamme chromatique, ce qui procure 4 x 12, soit 48 séries utilisables pour le matériau compositionnel à partir d’une même structure originelle.
L’homme a laissé le souvenir de quelqu’un de particulièrement attachant : doué d’une vaste culture, d’une grande affabilité de manières, d’une ouverture d’esprit et d’une fidélité rayonnante dans ses amitiés (notamment celle pour Webern), Berg fut également un professeur très aimé de ses élèves (Rufer, Polnauer, Reich, Adorno).
Les adversaires de la méthode dodécaphonique et de la pensée sérielle ont toujours admis Berg en raison de son côté postromantique ou expressionniste (Wozzeck en serait d’ailleurs l’aboutissement), mais la prééminence de l’expression laisse aussi la place à une nouvelle architecture et à un nouveau mode de développement des cellules thématiques qui annoncent les musiciens de notre époque (Boulez, Barraqué...).
Le sujet de cet opéra, qu’Alban Berg tire du « Woyzeck » inachevé de Georg Büchner (1813/1837 : médecin, poète, écrivain, révolutionnaire et scientifique allemand), est très marqué par la psychologie et très innovatrice dans la représentation du drame social. Büchner fut inspiré par la véritable histoire d’un simple soldat du nom de Woyzeck qui assassina sa maîtresse à Leipzig en 1821.
Berg composa son livret en 3 actes à partir des fragments épars de l’oeuvre, publiés après la mort prématurée de Büchner qui fut enlevé par le typhus à l’âge de 23 ans. "Woyzeck" est aujourd’hui considéré comme un classique de la littérature allemande... et Wozzeck de la musique atonale du XXème.
L’ARGUMENT :
Franz Wozzeck, un jeune soldat de caractère simple et bon, vit difficilement. Pour satisfaire aux besoins de sa femme, Marie, et leur fils, il sert de cobaye au docteur et de subalterne au capitaine de la garnison. Ces mauvais traitements le font progressivement tomber dans la folie. Lorsqu’il soupçonne Marie de fréquenter le tambour-major, il perd la raison et la tue.
Berg mélange dans cette œuvre un langage traditionnel (utilisation de la musique tonale et des influences romantiques), avec l’utilisation de l’atonalité. Ainsi sont expérimentées les nombreuses techniques développées par Schoenberg tel que le sprechgesang (style de récitation à mi-chemin entre la déclamation parlée et le chant) et même l’utilisation d’une série, sans être encore vraiment développée au sens dodécaphonique.
« Il y a un peu de moi dans le caractère de Wozzeck , écrit Berg » à sa femme le 7 août 1918, « J’ai passé ces années de guerre dépendant de gens que je déteste ; j’ai été prisonnier, malade, séquestré, abattu, en fait humilié"...
Il y a eu bien sûr des précédents dans l’opéra ; la scène conventionnelle de folie dans la comédie musicale et dramatique a été largement utilisée dans l’opéra à la fin du dix-neuvième siècle. Mais pas avant Wozzeck, l’opéra ne montrait la psychose d’un anti-héros comme ce personnage central, et pas avant Wozzeck (peut-être, pas non plus depuis) l’opéra n’avait décrit l’instabilité mentale de telle sorte que le public la partage, plutôt que de simplement observer les effets de l’extérieur.
L’expressionnisme, mouvement artistique dans lequel la réalité ou certains aspects de la réalité ont été délibérément déformés dans le but d’exprimer la réponse émotionnelle de l’artiste, a dominé tous les arts en Allemagne et en Autriche à partir de 1910 environ jusqu’au début des années 1920. Le mouvement a ses origines dans les dernières décennies du XIXe siècle. Par exemple en peinture dans les années 1880, Van Gogh explique comment il a volontairement exagéré les couleurs et les formes dans ses tableaux, afin d’exprimer ses sentiments sur le sujet, plutôt que de le décrire par ses apparences. Vers le milieu des années 1890 et le début des années 1900, de nombreux artistes (comme Edvard Munch, Emil Nolde, Matisse, les Fauves, Die Brücke et le groupe de peintres de Dresde) peignent des œuvres dans lesquelles la forme et les couleurs de la nature ont été soumises à de violentes distorsions à des fins expressives.
L’opéra de Berg, utilise également cette distorsion du réel. Wozzeck ne tente pas, comme le fait le Peter Grimes de Britten par exemple, de décrire la réalité qu’est celle du personnage principal, en inadéquation avec la société dans laquelle les gens conduisent ordinairement leur vie. Berg renvoie l’image d’une société dans laquelle les défavorisés sont à la merci d’une classe dirigeante insensible, égoïste et sadique, une classe qui soumet les moins fortunés à sa domination et à ses idéaux vides de sens moral. C’est une société inhumaine et grotesque, qui conduit inévitablement le simple mais bon Wozzeck à son crime, par sa pauvreté, sa souffrance, voire par sa simplicité même, face aux férocités des hommes de pouvoir.
Simple et pauvre ; c’est surtout de la pauvreté d’esprit de Woyzeck dont il est question ici. Woyzeck est un simple d’esprit et, pour cette raison, l’objet de toutes les moqueries, de toutes les humiliations. Il devient un jouet dans les mains d’intriguants égoïstes.
ACTE I Extrait sonore sur youtube : Act I, scènes 2 et 3
Le premier acte présente cinq personnages : Le Capitaine, Andres, Marie, le Docteur, le Tambour-major ; en réponse aux cinq personnages de la Commedia dell’ arte : le Capitan, Pantalon, Colombine, le Docteur, l’Amant, Wozzeck étant Arlequin. Chaque personnage est associé à une forme musicale : Suite, Rhapsodie, Berceuse, Passacaille, Andante.
Scène 1. Il est tôt le matin, le bureau du capitaine. Alors que le rideau se lève, Wozzeck rase son capitaine. Il fait ce travail humiliant pour pour faire vivre sa maîtresse Marie et leur enfant. Le capitaine moralisateur reproche à Wozzeck d’avoir un enfant illégitime. Wozzeck rétorque qu’il est trop pauvre pour être vertueux ; les pauvres hommes comme lui sont toujours malheureux. Irrité, le capitaine répond à Wozzeck qu’il pense trop, et lui ordonne de quitter les lieux.
Scène 2. L’après-midi, dans un champ extérieur de la ville. Wozzeck craint que le terrain ne soit maudit, alors Andres, son compagnon d’infortune, tente de le distraire en lui chantant un air de chasse. Mais Wozzeck ne parvient pas à s’égayer et pour lui, le coucher de soleil ressemble à un feu consummant la terre, et la tombée de la nuit ressemble au jugement dernier.
Scene 3. Marie regarde passer à sa fenêtre dans la parade militaire, le beau tambour-major. Son voisin Margret persiffle qu’aucune femme respectable ne dévisage un homme ainsi. Marie claque sa fenêtre de dégoût, puis s’installe pour chanter une berceuse à son enfant : « Fille, qu’allez-vous faire ? Vous avez un bébé, mais point de mari !". Wozzeck entre en vacillant dans la pièce. Délirant, il proclame de confuses idées sur la fin du monde, et reconnaît à peine de leur enfant. Marie craint que Wozzeck ne devienne fou.
Scène 4. En plus de son travail pour le capitaine, Wozzeck est payé comme cobaye pour les expériences d’un médecin. Wozzeck vient le voir pour son examen hebdomadaire. Le medecin hurle qu’il l’a entendu auparavant tousser dans la rue. Wozzeck proteste qu’il est naturel de tousser, mais le docteur martelle qu’il est prouvé scientifiquement que l’homme contrôle son propre larynx, entrant lui-même dans une colère injustifiée. Wozzeck tente d’apaiser le médecin, et lui fait part de ses visions sombres. Le docteur est impressionné et avoue à Wozzeck que s’il continue l’expérience, il lui sera donné une modeste augmentation de salaire. Il escompte que la folie dans laquelle Wozzeck sombre lui apportera la gloire.
Scène 5. Marie observe le tambour-major, qui passe froidement devant sa porte. Dans le crépuscule du soir, le tambour-major la flatte et l’attire à lui. Marie parvient d’abord à lui résister, mais le tambour-major est de plus en plus violent, et battue, Marie fini par se laisser faire.
ACTE II Extrait sonore sur youtube : Acte II scènes 2 et 3
Le second acte expose l’évolution du drame. C’est une symphonie en cinq mouvements : Sonate, Fugue, Largo, Scherzo, Rondo martial.
Scene 1. Seule dans sa chambre, Marie admire le présent du tambour-major : une paire de boucles d’oreilles en or. Wozzeck fait irruption dans la chambre, surprenant Marie. Il interroge sa femme au sujet de sa nouvelle parure, mais elle affirme qu’elle a trouvé les boucles d’oreille dans la rue. Wozzeck est sceptique, mais laisse faire. Contemplant leur enfant endormi, fébrile, en sueur, Wozzeck soupire ; les pauvres transpirent, même dans leur sommeil. Il laisse à Marie l’argent qu’il a reçu du docteur et du capitaine. Se sentant coupable, elle soupire ; « tout va au diable : homme, femme et enfant !"
Scène 2. Le capitaine et le docteur sur la place du village. Le docteur effraie le capitaine avec des histoires de décès récent, le capitaine en est paralysé. Le docteur lui diagnostique avec sarcasme une “apoplexie du cerveau”. S’apitoyant sur lui-même, le capitaine imagine ses propres funérailles. À ce moment, Wozzeck fait irruption. Reprenant ses esprits, le capitaine provoque Wozzeck, en lui affirmant que Marie a lui été infidèle. Wozzeck s’écoule.
Scène 3. Devant leur maison, Wozzeck face à Marie, la questionne sur sa relation avec le tambour-major. Wozzeck vocifère soudainement, et perd progressivement le contrôle de lui. Quand Marie le défie, Wozzeck lève la main sur elle. "Ne me touche pas ! Plutôt un couteau planté qu’une main posée !" s’écrit-elle. En entendant cela, l’idée du meurtre s’impose à Wozzeck.
Scène 4. La foule, des soldats, et des apprentis dans une taverne jardin. Deux apprentis ivres chantent. Entourée par la foule sur la piste de danse, Marie danse avec le tambour-major. Wozzeck, au comble de la jalousie, invoque la mort. Un apprenti monte sur une table pour proférer en délirant un sermon blasphématoire. Un idiot à moitié fou pousse Wozzeck à dire qu’il sent le sang. Wozzeck répond : « Tout est rouge devant mes yeux."
Scène 5. Dans la salle de garde de la caserne, les soldats se sont endormis, sauf Wozzeck qui pense toujours à Marie et au tambour-major. Andres lui conseille de dormir un peu. Le tambour-major entre en titubant, très ivre, et se vante d’avoir séduit Marie. Le tambour-major et Wozzeck se battent. Wozzeck est laissé, blessé, seul, tandis que les autres soldats se rendorment.
ACTE III Extrait sonore : Acte III scène 4
Le troisième acte mène à la catastrophe. Ce sont des inventions sur un thème, une note (si), un rythme, un accord de six sons, un rythme en croches.
Scène 1. Seul avec son enfant, Marie lit dans la Bible la parabole de la femme adultère. Pressentant le pire, elle revoit son enfance, orpheline laissée seule à pleurer nuit et jour. Elle réalise que Wozzeck n’est pas venu la voir depuis plusieurs jours. S’identifiant à Marie-Madeleine, elle prie Dieu de lui pardonner son adultère.
Scène 2. Wozzeck et Marie sur un chemin forestier, près d’un petit étang au coucher du soleil. Marie pressent le danger ; Wozzeck frissonne. Une lune rouge sang s’élève au-dessus de l’étang, Wozzeck se saisi de Marie à la gorge. Marie tombe sous Wozzeck, qui s’enfuit.
Scène 3. Wozzeck retourne à la taverne, où les apprentis et les jeunes filles dansent toujours. Wozzeck assoit Margret sur ses genoux et lui ordonne de chanter. Margret chante, mais s’arrête quand elle remarque le sang sur la main de Wozzeck. Les danseurs s’arrêtent et encerclent Wozzeck qui s’enfuit.
Scène 4. Wozzeck revient au chemin forestier près de l’étang pour retrouver son couteau. Il butte contre le corps de Marie et jette le couteau ensanglanté dans l’eau. Craignant que le couteau reste trop près de la rive, il entre dans l’étang. Le reflet de la lune rouge sang lune l’immobilise. Imaginant qu’il se lave dans le sang, il entre plus profondément dans l’eau. Sur le pond, le docteur et le capitaine entendent Wozzeck se noyer dans l’étang. Effrayés, ils s’enfuient.
Scène 5. L’enfant de Marie joue devant sa maison, en face d’autres enfants de son âge. Ils rapportent les ragots sur ce qui s’est passé et interpellent le jeune garçon. Dans le brillant soleil du matin, l’enfant ne cesse de jouer. On découvre le corps de Marie. Le rideau tombe sur son fils courant après ses camarades.
« Le nouveau dictionnaire de la musique » de Roland de Candé -Seuil)
Livret (en allemand) :
Site très complet sur le compositeur (en italien) :
http://www.rodoni.ch/proscenio/cartellone/berglulu/aaahommage.html
Très complet également, sur Wozzeck (site en anglais) :
http://www.geocities.com/al6an6erg/wozzeck.html
Partitions libres :
http://imslp.org/index.php ?title=Category:Berg,_Alban
« Wozzeck, un opéra expressionniste/symboliste » article très fouillé de Larry J Solomon (en anglais) :
http://solomonsmusic.net/wozzeck.htm