« La musique doit changer de caractère, devenir droite, simple, et de grande allure : le peuple se fiche de la technique et du fignolage. J’ai essayé de réaliser cela dans « Jeanne au bûcher ». Je me suis efforcé d’être accessible à l’homme de la rue tout en intéressant le musicien » nous confie Honegger. Ce « Beethoven du pauvre » comme il aimait à se définir, se préoccupa toujours de toucher un large public, dans ses oeuvres comme dans ses musiques de films, sans rien sacrifier de ses exigences musicales. Compte rendu de l’écoute musicale, animée par Jean-Robert, et qui a eu lieu à Trepsec, le 30 et 31 mai à Trepsec (16) Lire l’article
Jusqu’en 1908 : Arthur né au Havre ; il est et restera néanmoins de nationalité suisse toute sa vie, puisque ses parents sont helvétiques et de religion protestante ; son père s’est installé au Havre où il pratique le commerce du café. Le jeune Arthur n’a rien d’un enfant prodige, mais la musique fait parti du cadre familial. Il apprend le violon et se lance dans l’écriture d’un opéra et d’un oratorio. Bach et Beethoven sont alors ses deux idoles.
En 1909 : Ses parents l’envoient pour deux ans au conservatoire de Zurich. Il prend alors véritablement contact avec la musique contemporaine, découvrant notamment Richard Strauss et Max Reger.
En 1911 : le jeune homme de 19 ans refuse de prendre la succession de son père et s’inscrit au Conservatoire de Paris. Il arrive dans une ville en pleine effervescence artistique, marquée par les représentations des Ballets russes de Diaghilev, tandis que la musique française est dominée par les personnalités de Fauré, Debussy, Ravel, Dukas et Roussel. Au Conservatoire, Honegger suit les cours de Lucien Capet pour le violon et d’André Gédalge pour le contrepoint. Dans cette classe, il fait la connaissance de Darius Milhaud et de Jacques Ibert, se liant d’amitié avec eux. Dans la classe concurrente de contrepoint de Caussade, deux jeunes filles étudient : Germaine Tailleferre et, quelques années plus tard, Andrée Vaurabourg qui deviendra sa femme en 1926.
En 1915 : Arthur Honegger est mobilisé pour la défense des frontières, en Suisse, mais reprend ensuite ses études. Il entre dans la classe de composition de Widor, puis chez Vincent d’Indy pour la direction d’orchestre.
En 1918 : Il met fin à ses études au Conservatoire n’ayant remporté qu’un mince second accessit au concours de contrepoint. Il compose le Chant de Nigamon, première grande œuvre orchestrale du musicien. Il fait la connaissance de diverses personnalités importantes : Apollinaire, Max Jacob, Blaise Cendrars, Pablo Picasso, Erik Satie, Jane Bathori, etc. Ses œuvres sont jouées, notamment lors des concerts des "Nouveaux jeunes", terme inventé par Satie et qui regroupe déjà les futurs membres des Six, sauf Darius Milhaud, alors parti au Brésil comme secrétaire de Paul Claudel. Honegger reçoit la commande d’une partition pour un ballet-pantomime, Le Dit des Jeux du monde sur un poème de Paul Méral et avec des décors et costumes de Guy Fauconnet. La création a lieu le 2 décembre au Vieux-Colombier et suscite un scandale qui assure au musicien une certaine célébrité.
En 1920 : Naissance officielle du Groupe des Six
En 1921 : Honegger manifeste déjà sa parfaite indépendance vis à vis de ses amis dans Le Roi David, créé à Mézières (Suisse). Composée en 2 mois pour un chœur mixte et un orchestre réduit, la 1ère version théâtrale de la pièce (4 heures) obtient un grand succès. Honegger, écrit une seconde version pour grand ensemble et récitant : il ressuscite et modernise ainsi la forme de l’oratorio, (œuvre lyrique dramatique représentée sans mise en scène, ni costumes, ni décors). Donné sous cette forme à Paris en 1924, Le Roi David obtient un triomphe et assurera la réputation du compositeur.
En 1923 : Création de Pacific 2.3.1, premier des trois mouvements symphoniques de Honegger, et issu de la musique du film "La Roue" d’Abel Gance. C’est un véritable tube musical des orchestres symphoniques et du disque. La pièce décrit un train en marche en exprimant notamment l’accélération par des notes de valeur décroissantes tout en accélérant les tempi. Honegger écrira de nombreuses autres musiques de films ("Napoléon" d’Abel Gance, "Fait divers" d’Autant-Lara , "Un Revenant" de Christian-Jaque, dans lequel il joue même un rôle de compositeur : 44 films au total !) .
En 1925 : Honegger amorce un tournant important : son opéria-seria Judith ne reçoit qu’un accueil mitigé, comme son second mouvement symphonique, Rugby et Antigone. Ne voulant pas se répéter, au risque de déplaire à son public, Honegger se lance dans de nouvelles voies plus exigeantes, délaissant les considérations formelles pour développer son expression intime : "Il y a tout un monde nouveau qui veut prendre conscience de lui-même, se chercher, se définir, s’exalter dans des formes esthétiques nouvelles. C’est à lui qu’est désormais limitée ma passion. Je préfère l’échec dans cette tentative à la paresse satisfaite des formes consacrées et des habitudes acquises." Arthur Honegger a une liaison avec la chanteuse d’opéra Claire Croiza, de laquelle naît un fils, Jean-Claude.
En 1926 : mariage avec Andrée Vaurabourg, qui lui donne une fille, Pascale.
En 1931 : Le public le boude. Honegger cesse d’écrire.
En 1934 : Honegger rencontre Claudel de passage à Paris - il est alors ambassadeur à Bruxelles - l’entrevue ne dure guère ; Claudel explique que le sujet ne l’inspire nullement . Pourtant, une image naît en lui : un signe de croix fait par deux mains enchaînées. Le point de vue est alors trouvé : c’est du bûcher qu’il faut aborder l’ensemble de la vie de Jeanne d’Arc. En une quinzaine de jours, le livret est écrit.
En 1935 : La composition de Jeanne d’Arc au bûcher occupe la majeure partie de l’année ; d’ailleurs, l’œuvre doit être présentée dès la composition achevée, et Ida Rubinstein commence les répétitions sous l’œil vigilant de Claudel qui a pris en charge une partie de la mise en scène. Pourtant, les dates de représentation vont être constamment ajournées et le projet original finalement abandonné...
En 1936 : Honegger emménage dans un studio au centre de Paris (71, Boulevard de Clichy), où il vécut et travailla jusqu’à sa mort.
En 1938 : Création de Jeanne au Bûcher à Bâle, après de nombreuses tergiversations : le public et la critique se montrent très enthousiastes.
En 1939 : Lors de la première française de Jeanne à Orléans, un public réactionnaire et raciste se montre hostile envers Ida Rubinstein, d’ascendance juive, qui ne peut, selon eux, interpréter le rôle de Jeanne, héroïne chrétienne nationale.
En 1940 : Création de La danse des Morts. Arthur Honegger, protégé par sa nationalité helvétique, décide de rester à Paris, occupé par l’armée allemande. Il remanie avec Claudel Jeanne au Bûcher et l’œuvre part en tournée dans la zone « non-occupée ».
En 1941 : Sa participation controversée en tant que chroniqueur musical au Festival Mozart de Vienne a été surtout un prétexte pour y rencontrer Paul Sacher et lui remettre la partition de sa symphonie n°2, œuvre emblématique du conflit mondial. Sa musique, considérée comme « dégénérée » par le Reich nazi, est violemment critiquée par la France vichyste, les propos prenant parfois des tournures nauséabondes et antisémites. L’ensemble "Chantier Orchestral" fait une tournée pleine de succès avec Jeanne au Bûcher dans plus de 40 villes de la France non-occupée.
En 1943 : Création à l’Opéra de Paris de Jeanne avec Mary Marquet dans le rôle-titre.
En 1946 : Honegger enseigne à l’Ecole Normale de Musique de Paris. Néanmoins le fait de ne pas avoir été totalement interdit lui vaut un nouveau purgatoire à la Libération, malgré les commandes de Paul Sacher (symphonie n°4 « Deliciae Basilienses », …). La musique d’Honegger se verra, pendant quelques mois, retirée des programmes : on lui reproche d’avoir eu trop de succès pendant l’Occupation.
En 1947 : Les succès reviennent rapidement. Une tournée aux Etats-Unis est prévue, annulée par un arrêt cardiaque… Honegger subit un grave infarctus du myocarde pendant un cours de composition au "Berkshire Music Center" à Tanglewood (USA), suivi, un mois plus tard, d’un triple infarctus avec de multiples complications... En novembre, il revient en France et pourtant, pendant quelque temps, semblera totalement remis.
En 1948 : Honegger a reçu le titre de docteur honoris causa de l’Université de Zurich. Il reprend la plume, s’entraînant en composant une suite orchestrale à partir d’Amphion. Vient ensuite le Concerto da camera pour cor anglais et flûte ; mais si son agenda est bien rempli par de multiples concerts et voyages, il peine désormais à composer.
En 1952 : Arthur Honegger est nommé membre étranger de l’Académie des beaux-arts (Institut de France). Malgré sa maladie, il achève des œuvres importantes de la dernière période : Monopartita, Suite archaïque, Symphonie n° 5. Sa santé s’affaiblit de plus en plus, à l’heure où il est couvert d’honneur et où sa musique n’a jamais été autant jouée. Très pessimiste sur l’avenir de la création musicale, il reprend un ancien projet de Passion qui devient l’admirable Cantate de Noël.
En 1955 : Arthur Honegger s’est éteint dans son studio du Boulevard de Clichy, le 27 novembre, quelques mois après Paul Claudel. Lors de la crémation au Père Lachaise, Cocteau eut ces mots :
« Arthur, tu es parvenu à obtenir le respect d’une époque irrespectueuse. Tu joignais à la science d’un architecte du Moyen Age la simplicité d’un humble ouvrier des cathédrales. Tes cendres sont brûlantes et ne refroidiront plus, même si notre terre a cessé de vivre. Car la musique n’est pas de ce monde et son règne n’a pas de fin ».
« Je n’ai pas le culte de la foire, ni du music-hall, mais au contraire celui de la musique de chambre et de la musique symphonique dans ce qu’elle a de plus grave et de plus austère. J’attache une grande importance à l’architecture musicale, que je ne voudrais jamais voir sacrifiée à des raisons d’ordre littéraire ou pictural. J’ai une tendance peut-être exagérée à rechercher la complexité polyphonique. Je ne cherche pas, comme certains musiciens anti-impressionnistes, un retour à la simplicité harmonique. Je trouve, au contraire, que nous devons nous servir des matériaux harmoniques créés par cette école qui nous a précédés, mais dans un sens différent, comme base à la ligne et à des rythmes. Bach se sert des éléments de l’harmonie tonale comme je voudrais me servir des superpositions harmoniques modernes. » (propos rapportés par Paul Landormy en 1920)
"Ce que je voudrais indiquer, c’est le soutien musical qu’un poète peut donner à son collaborateur. C’est le cas de Claudel, et je puis dire que pour chacune des oeuvres où j’ai eu le bonheur de travailler avec lui, c’est lui qui m’a indiqué scène par scène, presque ligne par ligne, la construction musicale de la partition. Il sait faire comprendre l’atmosphère, la densité, le contour mélodique qu’il a pensés et que le compositeur n’a plus qu’à exprimer dans sa langue... Après cela, le compositeur n’a qu’à tourner sa sauce, c’est-à-dire écrire sa partition.
Moins spécifiquement techniques, je voudrais citer les indications pour la première scène de JEANNE AU BUCHER que je me suis efforcé de suivre à la lettre par exemple dans la 1ère scène (Les Voix du Ciel) :
On entend un chien hurler dans la nuit. Une fois, deux fois. A la seconde fois, l’orchestre se mêle au hurlement en une espèce de sanglot ou de rire sinistre. A la troisième fois, les chœurs. Puis silence. Puis « les voix de la nuit sur la forêt » à quoi se mêle peut-être très faiblement la chanson de Trimazo et une impression limpide de rossignol. Puis silence et quelques mesures de méditation douloureuse. Puis de nouveau, le choeur à bouches fermées. Crescendo. Diminuendo. Puis les voix distinctes : Jeanne ! Jeanne ! Jeanne !
Toute l’atmosphère musicale est créée, la partition est établie et le compositeur n’a qu’à se laisser guider pour en retirer la matière sonore. Tout au long de l’ouvrage j’ai reçu les suggestions du poète, et chacun peut se rendre compte de l’aide et de l’inspiration que cela peut fournir au musicien...
Il suffit d’écouter Claudel lire et relire son texte ! Il le fait avec une telle force plastique, si je puis dire, que tout le texte musical s’en dégage, clair et précis pour quiconque possède un peu d’imagination musicale.
Si à l’exécution, iI se dégage pour l’auditoire une émotion, il n’est que juste d’en rapporter la plus grande part à Paul Claudel, dont je n’ai ai fait que suivre les indications en mettant à son service mes connaissances techniques pour tenter de réaliser de mon mieux la musique qu’il avait lui-même créée » (propos rapportés par Jean Giroud en 1976)
Son oeuvre ne relève d’aucun système, d’aucune idée préconçue en matière de style. Le culte de Bach lui inspire le goût des fortes architectures sonores, reposant sur de grandes formes classiques. Une écriture polyphonique complexe où se heurtent des tonalités différentes (sans que la polytonalité soit jamais recherchée pour elle-ême) semble le mode d’expression le plus naturel de son lyrisme grave et vigoureux, teinté parfois de mysticisme.
Membre du groupe des 6, il demeura étranger aux principes esthétiques qui devaient assurer le cohésion du groupe. (Roland de Candé-nouveau dictionnaire de la musique -Seuil)
En 1917, Cocteau qui connaissait déjà Auric et Honegger, monte avec Satie le célèbre ballet « Parade ». Pour célébrer son succès, un concert est organisé la même année dans un atelier rue Huyghens : on y entend des œuvres de Satie évidemment, mais aussi Tailleferre, Honegger, Auric et Durey, tous plus ou moins amis déjà. Satie les nomme « Les Nouveaux Jeunes », et les encourage à se produire. Poulenc rejoint assez vite les concerts de la rue Huyghens par des amis communs, Blaise Cendras entre autre, et Milhaud également en 1919. Ces concerts d’avant garde proposent des mélanges de musique, de lecture poétique, et d’exposition d’art plastiques. Les jeunes artistes se retrouvent aussi au Théâtre du Vieux-Colombier que dirige Jane Barthori : pendant près de 2 ans, la soprano propose en effet trois séances musicale ou poétique par semaine. En janvier 1920 a lieu la naissance officielle du Groupe des Six : le journaliste Henri Collet, critique musical et compositeur, fait paraître dans la revue « Comœdia » un article intitulé : "Un ouvrage de Rimsky et un ouvrage de Cocteau : les Cinq Russes, les Six Français, et Erik Satie" qui rapporte une soirée musicale déroulée chez Darius Milhaud, où se sont retrouvés comme à l’accoutumée Louis Durey, Georges Auric, Germaine Tailleferre, Francis Poulenc, Arthur Honegger et Darius Milhaud, en compagnie de Jean Cocteau. Collet publie un second article quelques jours plus tard : "Les Six Français" qui ne manque pas d’attirer les critiques . « Le Coq et l’Arlequin » publié par Cocteau en 1918, tient lieu de manifeste. Il y condamne l’art allemand (hormis Bach), le romantisme et même Debussy, au profit de l’expression brute d’un Satie ou d’un Stravinsky, et d’une ironie qui sape toute tentative de grandiloquence ou de sérieux. Cette proscription conduit les compositeurs a utiliser des textes prosaïques, reflets du quotidien : les « Machines agricoles » de Milhaud en sont une manifestation. Mais les personnalités réunies sont loin d’être d’accord sur une esthétique commune ; la seule oeuvre collective des Six (à l’exception de Louis Durey) est leur collaboration aux « Mariés de la Tour Eiffel » de Cocteau en 1921. Chacun des compositeurs développera son esthétique propre, le groupe restant ce qu’il se voulait à l’origine : un groupe d’amis prenant plaisir à créer leurs œuvres dans les mêmes concerts, puis, tous les dix ans au moins, à se retrouver tous ensemble pour le traditionnel anniversaire, prétexte pour diverses manifestations musicales.
Honegger en particulier demeure relativement étranger aux principes esthétiques qui assurent la cohésion du Groupe des Six et en inspire la propagande. Il précise lui-même qu’il a toujours préféré la musique de chambre et la symphonie à la musique de cirque et au music-hall dont Cocteau exalte les vertus démystifiantes.
Poulenc commente, dans les « Entretiens avec Claude Rostand » (Julliard- 1954) : « Nous acceptâmes une étiquette qui au fond ne signifiait pas grand chose : La diversité de nos musiques, de nos goûts et dégoûts démentaient une esthétique commune. Quoi de plus opposé que les musiques de Honegger et de Auric ? Milhaud admirait Magnard, moi pas ; nous n’aimions ni l’un ni l’autre Florent Schmitt que Honegger respectait : par contre celui-ci méprisait Satie au fond de lui-même, que Auric, Milhaud et moi adorions. »
Milhaud le confirme aussi dans sa biographie (« Ma vie heureuse » Belfond, 1973) : « D’une façon absolument arbitraire, Cocteau avait choisi six noms : ceux de Auric, de Durey, de Honegger, de Poulenc, de Tailleferre et le mien, simplement parce que nous nous connaissions, que nous étions bons camarades, et que nous figurions au mêmes programmes, sans se soucier de nos natures dissemblables ! Auric et Poulenc se rattachaient aux idées de Cocteau, Honegger au romantisme allemand, et moi au lyrisme méditerrannéen ».
En 1923, Arthur Honegger compose ses premières partitions pour le cinéma. Il signe la musique de La roue d’Abel Gance. Le réalisateur et le compositeur travaillent à nouveau ensemble pour Napoléon (1927), La fin du monde (1930), Le Capitaine Fracasse (1942). Honegger cherche à traduire les impressions que lui procurent le film. Son style se définit comme un mélange de polyphonies et de schémas empruntés au jazz. Ici comme toujours, il recherche une musique qui pourrait intéresser autant l’homme de la rue que le mélomane averti. En 1934, son travail sur la musique des Misérables de Raymond Bernard lui permet d’accéder à une notoriété plus vaste. Il écrit la bande originale d’une cinquantaine de films, dont Crime et châtiment (1935) de Pierre Chenal, Mayerling (1936) d’Anatole Litvak, Un revenant (1946) de Christian-Jaque. Après sa mort, Jean-Luc Godard utilise ses partitions pour Détective (1984) et Maurice Pialat pour Van Gogh (1991).
François Porcile nous explique (voir plus bas son article dans « liens complémentaire ») que la filmographie du compositeur, assez conséquente, reflète paradoxalement les qualités et les travers. Si beaucoup de ses musiques de longs métrages commerciaux pèchent par symphonisme excessif, ses partitions pour des productions indépendantes manifestent une intelligence remarquable des possibilités offertes par le micro et la pellicule. Dans L’idée, animation par Berthold Bartosch de gravures de Frans Masereel (1934), Honegger associe à un quatuor à cordes les sonorités électriques des Ondes Martenot nouvellement inventées. Dans Rapt de Dimitri Kirsanoff (1934), il obtient un effet d’inversion acoustique par retournement de la bande musicale au montage, ouvrant ainsi des perspectives sur cette musique mécanisée dont tireront profit expérimentateurs et musiciens « concrets ».
Usant à l’occasion d’affirmations passablement péremptoires sur l’avenir – en particulier dans ses dernières années, Honegger déclare en 1931 : « L’opéra est fini : ses formes désuètes ne sont plus acceptables ni d’ailleurs acceptées », en envisageant le cinéma comme « ce mode lyrique moderne dont les formes seront adaptées aux indications du monde nouveau, et qui exprimera les nouveaux aspects de l’homme et des choses ». C’est pourtant bien plus sur la scène lyrique qu’au cinéma que la musique de Honegger nous soit encore parvenue.
Trois versions différentes, trois compositeurs : Arthur Honegger, Carl Davis, Carmine Coppola – cinquante-trois années séparant la première projection de celle qui fit connaître enfin « Napoléon » au grand public : le destin de ce film ne dément pas sa démesure. À l’origine, Abel Gance désirait dédier à ce personnage une fresque en six parties. La première suffit à épuiser le budget, pourtant considérable, dont il disposait. Parallèlement, ses relations avec Honegger s’étaient aussi dégradées, le musicien ne supportant plus les atermoiements du réalisateur, lequel ne cessait de découper et de remonter son film, condamnant d’avance toute version définitive de la musique. L’absence d’Honegger à la première confirma le caractère provisoire de l’œuvre, et sa partition, exécutée par un tiers, fut mal reçue par le public. Dans les années 70, le film fut entièrement remonté tel que, dit-on, l’aurait voulu Abel Gance, cette fois accompagné d’une musique originale de Carl Davis, spécialiste en reconstitution de musique d’époque. De l’avis des spécialistes, il s’agit du meilleur accompagnement, restituant à la fois l’ambiance musicale du XIXe siècle et l’intensité du scénario. À cette occasion, Francis Ford Coppola, subjugué, décida de le distribuer aux États-Unis, mais il chargea néanmoins son père, Carmine, de réécrire une troisième version de la musique. (Catherine De Poortere)
Avec le cinéma sonore, Honegger éprouvera plus d’une déconvenue, notamment dans la délicate phase du mixage : Arthur Horée, collaborateur de Honegger, rapporte que le compositeur « avait conçu pour la course éperdue dans les égouts (dans Les Misérables », une musique de plus en plus dense, exprimant la fatigue et les suffocations du forçat évadé. Par le procédé du mixage, on a « fondu » cette musique afin de percevoir le clapotis de l’eau : la gradation instrumentale était entièrement perdue… »
La conception de Honegger d’une musique de film est évidemment tout autre. Il explique que « le musicien, le plus souvent, se trouve assimilé à un tapissier venant prendre mesure des surfaces dont il n’a point conçu l’ordonnance mais dont on tolère qu’il les couvre d’une vêture insignifiante. C’est le régime du panneau décoratif dont Satie jadis voulut chanter les bienfaits en demandant à certains d’entre nous une Musique d’ameublement, petite pièce pouvant se rejouer indéfiniment comme se reproduit un motif de papier peint (Cf. la fameuse apostrophe d’Igor Stravinsky quelques années plus tard : « La musique de film ? du papier peint ! ») . Au contraire, il faudrait toujours une entente préalable entre compositeur et metteur en scène, afin de prévoir un découpage où la musique eût un rôle constructif (et là, l’image doit se plier au rythme musical) sans préjudice des scènes où elle passe au second plan, telle une toile de fond. »
Article d’Arthur Honegger et Arthur Hoérée : Particularités sonores du film Rapt
Notons ici la conclusion de l’article de François de la Bretèque (voir plus bas « liens utiles ») : « il est permis de penser que le travail considérable des Six pour le grand écran n’est pas resté sans effet. Ils ont proposé pendant trois décennies un contre-modèle « français » dont les caractères esentiels sont la réduction de effectifs orchestraux, la recherche d’une musique plus simple, plus aérée, un sens de l’expérimentation sonore qui ouvrait la voie aux « vrais » musiciens de film comme Maurice Jaubert et auxquels les musiciens français de cinéma sont encore redevables ».
L’action se déroule autour du bûcher sur lequel Jeanne attend la mort. Elle converse avec frère Dominique sur ce qui lui est advenu, et ils repassent ensemble les principaux épisodes de sa vie, écrits dans le Livre : les voix qui l’appelèrent et lui montrèrent sa voie ; la trahison de l’Eglise qui la livra aux ennemis de la France ; les vociférations de la foule qui l’accuse de sorcellerie ; le jugement prononcé contre elle par un tribunal inique. Toute la vie de Jeanne repasse, jusqu’à l’heure présente, celle de son martyre et de son entrée dans l’éternité.
La grande trouvaille de Claudel se trouve dans ce renversement du temps. Nous nous trouvons au moment zéro, celui où le présent terrestre et le spirituel se répondent, et où Jeanne tente d’expliquer à Dominique, son aventure spirituelle ; ses voix, son épée... tous les deux ne sont-ils pas des « animaux de la même laine » ? Le livret est un poème en soi et Claudel sait utiliser « le calembour le plus gras pour atteindre le sublime. ». Honegger, de son côté, préserve le pouvoir expressif du mot en utilisant le récitatif dans tout au long de l’œuvre.
Les chœurs autour de Jeanne reflètent une dualité : reflet de Dieu , chœurs des anges, ils sont aussi reflet de Satan, chœur de la foule. En particulier, le thème du chœur des anges « Fille de Dieu, va, va, va » récurrent, est d’une écriture très savante, bien qu’il soit composé de chants très simples. Par dessus eux, trône la Vierge -soprane, et les « Voix », celles de Cloches de Domrémy, Sainte Catherine et Sainte Marguerite. Double dualité, elles sont aussi les cloches noires du Glas qui scandent : -spera (espères), spira (meurs)... spera, spira dans la scène X.
L’œuvre débute par un sombre prologue, dont les chœurs des Ténèbres ont été ajoutés à la fin de la guerre (44/45). Rempli d’angoisse, et de puissance évocatrice, nous entrons dans le douloureux Royaume de France, cette France « inane et vide », sur ce décor de sombreur, pour lequel Honegger utilise les Ondes Martenot sur les hurlements du soprano.
Scène I : Les voix du Ciel. Un chien hurle dans la nuit, préfiguration de la torture physique. Au chœur, en filigrane, quelques notes du chant traditionnel de mai, Trimazo, que Honegger utilise pour symboliser la Lorraine.
Scène II : Le Livre. Pas de musique. Dominique veut réparer l’affront que fît à l’habit de son ordre le tribunal d’exception présidé par le sinistre Cauchon, évêque de Beauvais. Dominique ouvre le Livre, celui des actes du procès. « Ainsi soit-il » est repris dans deux tonalités différentes, début et fin de phrase musicale. Frère Dominique va commencer la lecture.
Scène III : Les Voix de la Terre. La foule crie « qu’on la tue, qu’on la brûle ! ». Intégration de motifs jazz (les juges entrent en bottes dans un coin)
Scène IV : Jeanne livrée aux bêtes. Description du tribunal. Ironie des portraits des juges qui sont des animaux, cochon, âne, moutons... Portrait d’une basse-cour, sur musique jazz parodique.
Scène V : Jeanne au poteau. Courte séquence. De nouveau, hurlement du chien : affreuse réalité du supplice qui se prépare.
Scène VI : Les Rois ou l’invention du jeu de cartes. Les figures du Jeu s’animent en complots et machinations dont Jeanne sera la victime. On entend le schème sardonique de la mort (clarinettes). Airs populaires caricaturaux (les parties du jeu de cartes).
Scène VII : Catherine et Marguerite. Le sort de Jeanne est jetté. Les cloches se mettent à sonner : la cloche noire et la cloche blanche. « Je les reconnais ! Celle de La Catherine qui dit : « De profundis » et la Marguerite bleue et blanche dans le ciel qui dit « Papa, maman ! » Comme je les écoutaient jadis à Domrémy ! »
Scène VIII : Le Roi qui va-t-à Reims. Chansons populaires harmonisées (cf une cantate de Noël) « Voulez-vous manger des cesses, voulez-vous manger du flan ». Chanson de la Mère aux Tonneaux (le sud de la France, pays de vin), et Heurteubise (le nord, pays du blé et du pain). Un thème liturgique annonce le cortège du Roi.
Scène IX : l’épée de Jeanne. Paroxysme. Chant du rossignol (début et fin). Scène en parallèle avec Tristan acte II : même tension musicale. Jeanne est la plus forte car elle est porteuse d’espérance, de foi, de cette joie qui la fortifie. Et les voix de ses Saintes l’encouragent ; « Fille de Dieu, va, va, va ! ». Les Spira, spera » de Marguerite reprenant le tintement des cloches confortent Jeanne qui s’écrie « Il a Dieu qui est le plus fort ! ». Comme dans un souvenir très lointain passe la mélodie du refrain de Trimazo « C’est le mai, joli mai, c’est le joli mois de mai »...
Scène X Trimazo. Très émouvante. Sur la mélodie de cette chanson enfantine, Jeanne revoit ses amis d’enfance en quête d’œufs de Pâques. Grande intensité expressive, simplicité poignante « c’est moi qui vais faire le joli cierge » !
Scène XI : Jeanne en flammes. Heure du sacrifice. Le ciel s’entrouvre pour accueillir Jeanne délivrée de ses chaînes. Simplicité musicale et expressive « Personne n’a de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’il aime ». Et sur un long point d’orgue, une dernière fois, chante le rossignol.
Archives de l’INA :
http://www.ina.fr/art-et-culture/cinema/video/CAB87017828/jeanne-au-bucher.fr.html#
Article de Michel Tibbaut
Jeanne d’arc au bûcher, un chef d’œuvre absolu du XXe siècle
Google book : Jean Cocteau, Guillaume Apollinaire, Paul Claudel et le groupe des six Par Catherine Miller
Article de François de la Bretèque
Des compositeurs de musique viennent au cinéma : le « Groupe des Six »
Article de François Albera
Improvisation et technique : Arthur Honegger et Rapt
Article de François Porcile
(Résonance n° 5, septembre 1993 IRCAM) sur l’apport des musiques
http://www.arthur-honegger.com/francais/biographie.php
http://cinema.encyclopedie.personnalites.bifi.fr/index.php ?pk=35632
http://www.resmusica.com/article_1691_biographies_suisse_arthur_honegger_(1892-1955).html