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Jean-Philippe RAMEAU : Les Boréades

Né au temps de Lully et mort au temps de Mozart, Jean-Philippe Rameau domine de haut l’opéra français du XVIIIème, toujours tributaire de l’esthétique de Lully et de la tradition fastueuse des fêtes royales. En faisant un triomphe à la musique de Rameau, après un siècle d’ignorance respectueuse, le public aujourd’hui en a consacré l’originalité, la richesse et le pouvoir d’émotion.

Voici le compte rendu de l’écoute musicale des BOREADES, animée par Jean Robert le 04/04/08 à Trepsec (16). Lire l’article

BIOGRAPHIE

Né à Dijon, le 25 septembre 1683 - † à Paris le 12 septembre 1764)

- Le 25 septembre 1683 : naissance à Dijon. Septième enfant d’une famille qui en compte onze (5 filles et 6 garçons). Sa mère, Claudine de Martinécourt, fille de notaire, est issue de la petite noblesse. Son père, Jean Rameau, est organiste à Saint-Étienne, et de 1690 à 1709 à l’église paroissiale Notre-Dame de Dijon ; il est le premier musicien de la famille. Formé à la musique par celui-ci, Jean-Philippe sait ses notes avant même de savoir lire. Élève au collège jésuite des Godrans, il n’y reste pas longtemps : intelligent et vif, rien ne l’intéresse en dehors de la musique. Ces études générales bâclées et vite interrompues se ressentent par la suite dans une expression écrite déficiente.

- En 1701 : Part pour l’Italie, mais ne dépasse pas Milan et revient en France avec une troupe de comédiens dont il est violoniste.

- En 1702, on le trouve organiste intérimaire à la cathédrale d’Avignon, et dès le mois de mai qui suit, il obtient pour six ans un poste d’organiste à la cathédrale de Clermont-Ferrand. Le contrat ne va pas à son terme.

- En 1706 : Rameau vit à Paris, où il est organiste des jésuites de la rue Saint-Jacques. En septembre, il postule à la fonction d’organiste de l’église Sainte-Marie-Madeleine-en-la-Cité. Choisi par le jury, il refuse finalement le poste. Publication du 1er livre pour clavecin.

- En 1709, Rameau retourne à Dijon pour y prendre la succession de son père, à l’orgue de l’église paroissiale Notre-Dame. Là aussi, le contrat est de six ans mais ne va pas à son terme.

- En 1713, Rameau est à Lyon, comme organiste de l’église des Jacobins.

- En 1715 : Il retourne à Clermont-Ferrand dès le mois d’avril, muni d’un nouveau contrat à la cathédrale, pour une durée de vingt-neuf ans. Il y reste en fait huit années, pendant lesquelles sont probablement composés ses motets et ses premières cantates. Il est notable que, après avoir exercé les fonctions d’organiste pendant la plus grande partie de sa carrière, il ne laisse aucune pièce pour cet instrument.

- En 1722 : Publication de son Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels. Ouvrage fondamental dans le développement de la musique occidentale, Il vaut à Rameau d’être considéré comme le plus savant musicien de son époque. Il énonce le principe de l’équivalence des octaves, la notion de la basse fondamentale et du renversement des accords, la prééminence de l’accord parfait majeur et, au prix d’une contorsion intellectuelle (une des faiblesses de la théorie), celui de l’accord parfait mineur. Il pose ainsi les bases de l’harmonie classique et de la tonalité d’une manière qui n’est plus empirique. Son traité d’harmonie suscite de nombreux échos dans les milieux scientifiques et musicaux, en France et au-delà des frontières. Installation définitive à Paris. Il compose des opéras-comiques pour le Théâtre de la Foire.

- En 1726 : Rameau épouse la jeune Marie-Louise Mangot qui a dix-neuf ans, et est issue d’une famille de musiciens lyonnais. Ils auront 4 enfants (le premier n’est autre que le prénommé Claude-François ;-)) Publication du Nouveau système de musique théorique, qui vient compléter le traité de 1722. Le nouveau livre fait une place importante aux considérations de nature physique, Rameau ayant pris connaissance des travaux du savant acousticien Joseph Sauveur qui étayent et confirment sur le plan expérimental ses propres considérations théoriques antérieures.

- En 1728 : Publication de son troisième livre de clavecin. Entre en relation avec le fermier général Alexandre Le Riche de la Pouplinière, l’un des hommes les plus riches de France, amateur d’art qui entretient autour de lui un cénacle d’artistes dont Rameau fera bientôt partie. Il lui fait connaître Voltaire (qui donnera au compositeur quatre livrets d’opéra), et lui ouvre les portes de l’Opéra.

- En 1731 : Rameau dirige l’orchestre privé, de très grande qualité, financé par la Pouplinière. Il conserve ce poste (où lui succéderont Stamitz puis Gossec) pendant 22 ans.

- En 1733 : Enfin vient le succès avec Hippolyte et Aricie . La pièce déconcerte tout d’abord mais finalement, c’est un triomphe. Conforme à la tradition de Lully quant à la structure (un prologue et cinq actes), elle dépasse musicalement tout ce qui s’était fait auparavant dans ce domaine. Le vieux compositeur André Campra, qui assiste à la représentation estime d’ailleurs qu’il y a « assez de musique dans cet opéra pour en faire dix ».

- De 1735 à 1739 : Les Indes galantes en 1735, Castor et Pollux en 1737 puis Dardanus en 1739 et les Fêtes d’Hébé. Publication du Traité sur la Génération harmonique dans lequel il reprend et développe les précédents traités. Maintenant célèbre, il peut ouvrir, à son domicile, une classe de composition.

- De 1740 à 1744 : Après ces quelques années où il produit chef-d’œuvre après chef-d’œuvre, Rameau disparait mystérieusement pour plusieurs années de la scène lyrique et même presque de la scène musicale. Probablement Rameau se consacre-t-il à sa fonction de chef d’orchestre de la Pouplinière. Rencontre avec Jean-Jacques Rousseau, arrivé à Paris en 1741, et qui est introduit chez le mécène. Rousseau est très fier de son invention d’un système chiffré destiné à noter la musique, beaucoup plus simple selon lui que le système traditionnel de la portée. Rameau ne tarde pas à le réfuter, pour des raisons pratiques que l’inventeur est obligé d’admettre. Ayant assisté chez le fermier-général à la représentation d’un opéra, Les Muses galantes, dont Rousseau se présente comme l’auteur, Rameau l’accuse de plagiat, ayant décelé entre différentes parties de l’œuvre des inégalités de qualité musicale. L’animosité née entre les deux hommes ne fait que croître dans les années qui suivent.

- En 1745 : Rameau réapparait sur la scène lyrique en 1745 et va, cette année-là, quasiment la monopoliser avec cinq nouvelles œuvres : La Princesse de Navarre, comédie-ballet dont le livret est dû à Voltaire ; Platée, comédie lyrique ; Les Fêtes de Polymnie, opéra-ballet ; Le Temple de la Gloire, opéra-ballet également, et dont le livret est à nouveau de Voltaire ; enfin, Les Fêtes de Ramire, acte de ballet. Rameau devient le musicien officiel de la cour : il est nommé Compositeur du Cabinet du Roi.

- De 1746 à 1751 : En 1747 Il compose Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour et, cette même année, sa dernière œuvre pour le clavecin, une pièce isolée, La Dauphine ; en 1748, la pastorale Zaïs, l’acte de ballet Pygmalion, l’opéra-ballet Les Surprises de l’Amour ; en 1749, la pastorale Naïs, et la tragédie lyrique Zoroastre où il innove en supprimant le prologue qui est remplacé par une simple ouverture ; enfin en 1751, l’acte de ballet La Guirlande et la pastorale Acanthe et Céphise. En 1748, La Pouplinière et son épouse se séparent : Rameau perd chez le mécène sa plus fidèle alliée.

- En 1752 : Querelle des Bouffons (voir « à propos du compositeur »). Seul Rameau, qui gardera jusqu’à la fin tout son prestige de compositeur officiel de la cour, osera encore écrire durablement dans un style désormais dépassé. Mais son autorité musicale et son succès déclinent. Son caractère intransigeant, raide, orgueilleux lui fait de plus en plus d’ennemis. Il a la réputation d’être vindicatif « exact et ennuyeux » (dixit Voltaire).

-  En 1753 : rupture avec La Pouplinière. Il compose la pastorale héroïque Daphnis et Églé, une nouvelle tragédie lyrique Linus, la pastorale Lysis et Délie - ces deux dernières compositions ne sont pas représentées et leur musique est perdue - ainsi que l’acte de ballet Les Sybarites.

- En 1754 à 1760 : sont encore composés deux actes de ballet : La Naissance d’Osiris (pour célébrer la naissance du futur Louis XVI) et Anacréon ainsi qu’une nouvelle version de Castor et Pollux. Si ses pièces continuent à être représentées, c’est parfois par déférence envers le vieux compositeur. Publication en 1755 Les erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie. En 1756, une seconde version de Zoroastre ; une nouvelle entrée ajoutée aux Surprises de l’Amour et en 1760, Les Paladins, comédie-ballet dans un style renouvelé. Cependant, il continue à régler ses comptes, par écrit, avec l’Encyclopédie et les philosophes. Ses derniers écrits, notamment L’Origine des sciences sont marqués par son obsession à faire de l’harmonie la référence de toute science, propre à étayer l’opinion de Grimm qui en vient à parler de « radotage » de « vieux bonhomme ».

- Jusqu’en 1764 : Rameau est anobli au printemps. En 1761, sa ville natale l’exempt d’impôt en signe de considération. Il compose, à plus de quatre-vingts ans sa dernière tragédie en musique, Les Boréades. Rameau meurt de la typhoïde compliquée de scorbut, le 12 septembre. Les Boréades attendront plus de deux siècles leur création triomphale à Aix-en-Provence en 1982.

A PROPOS DU COMPOSITEUR

« La vraie musique est le langage du coeur » Jean-Philippe Rameau

Rameau présente un cas très particulier dans l’histoire de la musique baroque : avant cinquante ans, ce « compositeur débutant » est un théoricien rendu célèbre par ses traités sur l’harmonie, un musicien de talent certes apprécié à l’orgue, au clavecin, au violon, à la direction d’orchestre, mais dont l’œuvre de compositeur se limite à quelques motets et cantates, et à trois recueils de pièces de clavecin, même si les deux derniers sont remarqués pour leur aspect novateur. Ses contemporains sensiblement du même âge, Vivaldi - de cinq ans son aîné, qui mourra en 1741, Telemann, Bach, Haendel, ont déjà composé l’essentiel d’une œuvre très importante. Ce n’est qu’après cinquante ans que le métier accompli de Rameau se manifeste enfin, ayant trouvé son terrain de prédilection : la scène lyrique.

Richesse et audace de l’harmonie, splendeur de l’orchestre et des chœurs qui prennent une importance dramatique nouvelle, élégance et variété de la mélodie, puissance expressive du récitatif... le génie singulier de Rameau surprend, et les conservateurs l’accusent d’italianisme, en lui opposant le classicisme français de Lully. Il sera pourtant ensuite enrôlé malgré lui par les partisans de cette même musique française, contre l’Italie, pendant la Querelle des Bouffons... Parmi les innovations de Rameau, il faut noter l’emploi systématique d’accords dissonants par superpositions de tierces et d’accords avec sixtes, quartes ou septièmes ajoutées ; l’introduction des clarinettes dans l’orchestre (Zoroastre, 1749), l’emploi à l’orchestre des doubles cordes et des pizzicati, ainsi que l’importance donnée à l’ouverture dans ses opéras (il annonce l’ouverture à programme des romantiques). Sur le plan pédagogique, nous sommes encore tributaires de son génie : sa théorie des renversements a simplifié prodigieusement l’enseignement de l’harmonie notamment. En fait ses conceptions musicales dépassèrent souvent l’entendement des ses adversaires, et même parfois de ses propres interprètes. Il s’en plaint lui-même au chapitre 14 de sa Génération harmonique, à propos des enchaînements enharmoniques du trio des Parques d’Hippolyte et Aricie :

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Trio des Parques d’Hippolyte et Aricie (source : Histoire universelle de la musique - Roland de Candé, Seuil)

" Ce qui peut être de la plus grande beauté dans la plus parfaite exécution, devenant insupportable quand cette exécution manque, nous avons été obligés de le changer pour le théâtre " ...

Si sa musique religieuse, encore que d’une grande beauté, peut paraître un peu plus conventionnelle, sa musique instrumentale force l’admiration : les pièces de clavecin en concert, par le caractère virtuose donné à l’instrument soliste, annoncent le traitement qu’en feront Haydn et Mozart.

Mais alors qu’il est au faîte de la gloire, il est involontairement précipité dans la « querelle des Bouffons », qui éclate à l’occasion des représentations, à Paris, de La Serva padrona de Pergolèse, œuvre d’ailleurs assez médiocre : Rameau est alors l’objet d’attaques furieuses des partisans de l’opéra italien, Rousseau et les Encyclopédistes en tête, qui lui reprochent sa complexité d’écriture, ses sujets mythologiques ampoulés, ses mises en scène conventionnelles, et l’autonomie qu’il donne à la musique par rapport au texte. Son art est sommairement rattaché aux pompes versaillaises, en contradiction avec l’idéal humain progressiste des Lumières. La Lettre sur la musique française de Rousseau (1754) est particulièrement éloquente. D’ailleurs, elle surprend autant par la fureur qui l’anime que par l’extraordinaire incompétence de l’auteur et la légèreté de ses conclusions. "A l’égard des contrefugues, doubles fugues, fugues renversées, basses contraintes et autres sottises difficiles que l’oreille ne peut souffrir et que la raison ne peut justifier, ce sont évidemment des restes de barbarie et de mauvais goût, qui ne subsistent, comme les portails de nos églises gothiques, que pour la honte de ceux qui ont eu la patience de les faire. Du temps de Roland de Lassus et de Goudimel, on faisait de l’harmonie et des sons ; Lullly a joint un peu de cadence (sic), Corelli, Bononcini, Vinci et Pergolèse sont les premiers qui aient fait de la musique. " Les Anglais, les Espagnols, les Allemands n’ont qu’un " misérable charivari ". Quant aux Français, "je crois avoir fait savoir qu’il n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n’en est pas susceptible (...). Je conclus que les Français n’ont point de musique et ne peuvent en avoir, ou que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux ! ». Rameau tente de dénoncer les erreurs et abus d’un tel jugement, dans un article de 1755 Les erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie, mais il ne fait que renforcer l’hostilité de ses adversaires, qui feront tant et si bien que, quinze ans après sa mort, plus aucun opéra de Rameau ne figurait au répertoire de l’Opéra. La Querelle finit par s’éteindre, mais la tragédie lyrique et les formes apparentées ont reçu de tels coups que leur temps est révolu.

« L’Encyclopédie est un mouvement de pensée progressiste, dont les conceptions artistiques devaient nécessairement s’opposer à celles d’une société conservatrice et plus particulièrement aux vieux mythes de la Monarchie de Versailles. Mais puisque la Querelle s’était axée sur le théâtre musical et que des hommes nouveaux avaient l’idée généreuse de promouvoir un art plus vrai et plus humain, il fallait s’appuyer sur Rameau et non le rejeter dans le camp adverse, il fallait reconnaitre en lui un homme moderne et un musicien d’avant-garde, le plus capable de réformer l’opéra dans le sens original de son évolution naturelle, répandre les principes de l’art nouveau dans quelques ouvrages retentissants. [Dans la Querelle..] comme ailleurs, l’éternel débat sur les rapports de la musique au drame n’a produit que des idées confuses, parce qu’il y a toujours à l’origine du débat le même malentendu sur l’expression musicale, dont on refuse de reconnaître le caractère spécifique, non conceptuel. Il n’a jamais été démontré que la musique doive servir la poésie, comme on l’exige périodiquement au nom d’une prétendue réforme. Il n’est pas du tout sûr d’ailleurs qu’elle le fasse chez Rameau, qu’on a voulu considérer comme le champion de la vérité dramatique face aux sortilèges du bel canto... Enfin l’opéra français et l’opéra Italien sont également conventionnels, et le Don Juan de Mozart, chef-d’œuvre absolu, l’est aussi. En définitive, on juge sincèrement un opéra à l’intensité des émotions que la musique éveille directement en nous, avec ses moyens propres, et non à son application à seconder le poème. » (Roland de Candé, opus cité).

A PROPOS DE L’ŒUVRE

Les BOREADES est le dernier opéra de Jean-Philippe RAMEAU. A la fin de l’été 1964, les répétitions de l’opéra battent leur plein. Commandé par l’Opéra de Paris, peut-être dans un esprit de respect pour le vénérable compositeur, l’opéra des BOREADES ne fut, en fait, jamais joué. Le 23 Août 1764, atteint par la fièvre, Rameau mourait le 12 septembre. Et les Boréades furent mises de côté. En effet, les goûts ont changé, et les Boréades font partie d’un genre désormais révolu : la tragédie-ballet, telle qu’elle fut conçue par Lully. Issu du ballet de cour et de la tragédie lyrique, l’opéra-ballet réduit au maximum l’action chantée au profit des intermèdes dansés dont le prétexte est fourni par l’action. Dans cette 2ème moitié du XVIII, on préfèrera alors une action musicale plus engagée telle que Mozart, Haydn, Gluck, imposeront ensuite au public. Rameau reste dans cette œuvre ultime proche des anciens compositeurs qui offraient aux parisiens, des spectacles à grand effet, avec une mosaïque de danses, de petits airs, de récitatifs, propres aussi à apporter une détente au roi et à ses courtisans. Or, le paradoxe, c’est que la musique de Rameau est infiniment supérieure à ce genre d’écriture à petits épisodes. Même à travers ce sentiment de dispersion suscité principalement par la coupure de nombreux divertissements chorégraphiques, Rameau conserve un souffle symphonique, en créant des liens très étroits entre le dialogue, les airs et le chœur, et même entre les nombreuses danses et le thème de l’œuvre. Et surtout dans les 3 derniers actes, il va nous entrainer dans une séquence étonnante où les éléments se déchaînent et où l’amour et la violence de l’ordre se conjuguent et se combattent. L’imagination du compositeur n’a sans doute jamais été si loin pour évoquer les soupirs, et les rafales du vent. Il impose des tessitures très élevées aux solistes et les fait chanter tantôt avec le choeur, tantôt en contrechant. A noter, entre autres beautés de la partition, l’entrée de Polymnie, (acte IV, scène 4) où nous avons peut-être une des écritures musicales la plus émouvante et la plus troublante de la musique baroque. (Jean ROBERT)

Récitatifs et ariettes

Ce qui frappe dans l’écoute des Boréades, c’est le nombre très élevé de récitatifs, qui se fondent dans les arias (air en italien) sans coupure nette. En effet, le récitatif (ce qui est « récité ») permet principalement au compositeur de faire avancer l’action : le texte est prépondérant et simplement accompagné d’une basse continue réalisée au clavecin grâce au chiffrage harmonique (notons au passage que l’harmonie enseignée dans les conservatoires, sera destinée originellement aux clavecinistes qui devaient justement accompagner ces récitatifs). Pour ces raisons, l’écriture du récitatif est thématique, et non polyphonique, ce qui n’empêche pas la musique d’accéder à des sommets. Rameau donne ici des exemples magnifiques d’une écriture qui « brode » le mot, l’enserre au plus près, dans les délicats méandres de ses mélodies.

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Extrait du récitatif de Borilée (Acte I, scène 2)

On passe indistinctement de ces récitatifs aux ariettes, à l’imitation de la musique italienne, et nommées ainsi pour définir leur caractère plus léger et détaché que ne l’est communément celui de l’aria. Rameau y intercale aussi, pour le besoin du genre, de multiples danses de l’époque : gavottes, menuets, rondeaux, rigaudons, contredanses, pas de deux... ou des airs très caractérisés propices au chorégraphe : « airs gracieux », « rondeau vif » de l’acte I, « air un peu gai », « gavotte vive » de l’acte II, etc... Evidemment, ces enchevêtrements d’épisodes dansés (un peu comme nos comédies musicales d’aujourd’hui), réduit d’autant l’impact de la tragédie sur le spectateur.

Le modernisme des Boréades : entre baroque et classicisme

Si pour cette raison, la pièce à pu paraître démodée au XIXème naissant, nombre d’éléments sont pourtant très significatifs de l’esprit novateur de Rameau. Le bouleversement des valeurs, amorcé par les Lumières et Voltaire, est ici bien à l’œuvre, même si la poésie très solennelle des Boréades choisi encore son sujet dans la mythologie. L’argument de l’œuvre est quelque peu subversif : il remet directement en cause le lignage de Droit Divin : être fils de roi, fusse-t-il un dieu même, ne suffit plus pour obtenir le trône. L’amour, la voix du peuple unanime, deviennent la vraie consécration du pouvoir politique, alors que Borillée, le dieu des vents lui-même, échoue à imposer sa volonté. Certes, le victorieux Abaris est le fils du grand Apollon ; mais c’est un fils illégitime, qui doit prouver sa vaillance pour être reconnu.

Certes, on retrouve dans Les Boréades une forme et des techniques de composition déjà anciennes : utilisation de la basse continue, ornementations des voix, rares utilisations de thème ou motif (sauf en particulier dans l’ouverture), insertions d’intermèdes dansés, qui sont caractéristiques de la musique baroque. Mais le style de Rameau est beaucoup plus audacieux et varié, en particulier avec l’introduction de véritables pièces de musique descriptive, comme nous l’entendons ici dans la « Suite des vents » (début de l’acte IV) par exemple.

L’utilisation des schèmes descriptifs est remarquable, par exemple dans l’ariette d’Abaris, acte V, scène 5 où nous entendons le schème du ruisseau « qui serpente au milieu des fleurs », mais qui devient torrent quand « la violence le conduit partout où sa fureur l’entraîne » . Les imitations des schèmes sont extrêmement diversifiées, ce qui rend l’analyse musicale de l’œuvre parfois difficile. Evidemment, son propos musical est aussi éminemment symbolique : la violence de l’orage est aussi celle de l’amour et du pouvoir.

Argument et écoute musicale

L’argument de cet opéra se résume en une histoire d’amour entre la reine Alphise et un jeune inconnu Abaris. Mais la convention exige que cette reine ne peut mettre sur le trône et donc épouser, qu’un descendant de Borée, terrible divinité des vents du Nord (d’où le titre des Boréades). Calisis et Burinée, 2 descendants de Borée, la pressent d’accepter leur amour. Mais la reine Alphise refuse. Borée, le dieu des vents, déchaîne alors une tempête, ravage son royaume, et l’enlève. Mais grâce à la flèche apportée par le dieu Amour, Abaris délivre Alphise et est révélé comme le fruit des nombreux amours d’Apollon. Abaris a été élevé par le grand-prêtre d’Apollon, Adamas, et l’ensemble nous projette dans une parabole sur le despotisme éclairé, qui traverse tout le mouvement des idées du temps des Lumières, en offrant une solution à la décadence de l’autorité, fondée sur le droit divin. En cela la partition reste le révélateur d’une société épuisée. Mais la musique de Rameau triomphe de toutes ces entraves.

OUVERTURE

Elle rappelle les musiques de chasse et chansons du XVIII et repose sur une construction en trois parties (ABA) :

1ère partie : petits thèmes toujours différents, très légers.

2ème partie : variation des petits thèmes.

3ème partie : rappel de la 1ère partie.

ACTE I

La reine Alphise doit choisir pour époux l’un des deux fils de Borée, le dieu des Vents du Nord. Mais elle aime en secret Abaris, protégé du grand prêtre d’Apollon, dont la naissance demeure mystérieuse. Les deux prétendants, Calisis et Borilée, pressent la reine de se décider.

L’acte I commence par un menuet (petits pas menus) au bois et cors. Suit un allegro, en tutti avec clavecin. On entre de plein pied dans la tragédie avec l’apparition de la reine Alphise.

Scènes 1/ 2/ 3 : On passe indistinctement du récitatif à l’arioso -ou ariette : récitatif plus lyrique (on y place des éléments de schème à l’orchestre, et au chant) entre Sémire, la confidente, et Alphise.

Scène 4 : Ariosi très lyriques ; l’écriture est subtile, évanescente, évocatrice. Suit la 1ère gavotte (danse des goitreux ou des montagnards) en majeur ; son écriture est plus simple, et les motifs restent évanescents. La 2ème gavotte est en mineur : dans l’écriture baroque, l’habitude veut que l’on reste dans le même mode. Reprise ensuite de la 1ère gavotte, suivie du récitatif de Calisis, puis d’un rondeau ("en ronde" ; elle est de forme ABA, avec un caractère plus vif que celui du menuet. Plus tard, chez Mozart notamment, la forme se rapprochera plus de la chanson : forme refrain-couplet-refrain-couplet). Reprise ensuite des danses, chantées cette fois avec le choeur. La flûte double la voix de Sémire, approchant une tessiture très haute de voix enfantine (exigence ramiste) : l’intégration de cet instrument, et des vents en général, dans l’orchestre baroque encore relativement réduit, est caractéristique de la sonorité orchestrale de l’époque. La 1ère danse est en majeur, avec bassons et hautbois. La 2ème est en mineur, dont les variations sont reprises par les cordes. Magnifique ariette d’Alphise : son introduction exprime l’ambivalence de l’amour, fait de douceur et de violence (schème dynamique). Le travail sur les syllabes voguer, tout à coup, souve et mer, à rapprocher de la technique du hoquet médiéval, donne une impression de peur, d’essoufflement. L’acte se clot par une contredanse (« country dance, danse de pays).

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Ariette d’Alphise (acte I, scène 4)

ACTE II

Alphise se rend au temple d’Apollon et confie à Abaris qu’elle a vu en rêve le dieu Borée ravager son royaume. L’émotion que manifeste Abaris trahit ses sentiments envers la reine, qui, à son tour, confesse son amour. Arrive la cour. Les deux princes boréades déclarent à nouveau leur transport amoureux. L’Amour apparaît et remet à Alphise une flèche enchantée qui doit conjurer tous les malheurs. Il annonce qu’il approuve son choix, mais que seul un descendant de Borée a le droit de l’épouser.

Scènes 1 et 2 : L’acte II s’ouvre par un arioso d’Abaris, d’abord en récitatif accompagné (à noter : le savant passage de majeur en mineur). Le récitatif d’Adamas lui succède, et s’achève en magnifique aria sur Apollon et la « lumière féconde ». Son dessin mélodique est souvent repris dans la partition, le plus souvent pour signifier l’eau d’ailleurs. Suit un dialogue entre Adamas et Albaris, s’appuyant souvent sur les notes pivots de la gamme. Son « je n’attends rien de l’amour » repose sur un intervalle de 7ème expressive, evoquant supplication et détresse.

Scènes 3/ 4/ 5 : Ariosi d’Alphise et Albaris « je te suivrai jusqu’au enfers ».

Scène 6 : Les chœurs et solistes entament un hymne quasi liturgique à Apollon, dont "aux traits brillants de sa lumière, la terre a reconnu des dieux », sur le schème du ruisseau. Les autres personnages apparaissent pour le chœur, fait de dessins mélodiques courants, mais qui acquièrent une grande force ici. L’arioso de Borilée commence en menuet et finit en récitatif. Puis vient une suite de gavottes très versailaises. Une nymphe dénonce le mal d’aimer qui ne vaut pas la liberté, le « bien suprême » avant l’air « un peu gai » puis son ariette. A noter : le travail syllabique sur "volage" à rapprocher du coloratur en opéra, bel canto italien, jubilation et mélismes grégoriens : une syllabe ou un mot est extrait de son contexte, et acquiert une force spéciale. Apparition du schème de l’enlèvement d’Orithie à la fin du rigodon suivant (danse d’origine provençale). La nécessité scénique du personnage et sa présence dans la tragédie, est assez équivoque du reste. Remarquons dans cet acte, la glorification sous jacente du règne de Louis XV, des moeurs de la cour autour du plaisir d’aimer. « C’est des Dieux qu’on doit apprendre l’art d’aimer et d’être heureux ». Suit une loure (danse assez lente à la joué traditionnellement à la cornemuse), puis une gavotte.

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Arioso d’Adamas (acte II, scène 2)

ACTE III

Alphise et Abaris doutent que leur amour puisse connaître une issue favorable. Devant l’impatience du peuple à connaître le nom de son nouveau roi, Alphise décide d’abdiquer afin de pouvoir épouser l’élu de son cœur. Calisis et Borilée invoquent la colère de Borée, qui déchaîne des vents furieux. Au cours d’une violente tempête, Alphise est enlevée par les Boréades.

Scène 1 : On quitte la cour volage par l’arioso d’Alphise aux accents de grande tragédienne, avec le schème « songe affreux » au lourd affect qui « plonge pour jamais dans la nuit éternelle », avec de larges intervalles dramatiques, suivit d’un brusque changement de climat harmonique sur « vole, triomphe, doux espoir ».

Scènes 2 et 3 : Le peuple d’Alphise la soutient : rythmique d’ouverture à la française, utilisée plus tard dans la Marseillaise, pour la voix du peuple : croche pointée/double-croche. L’arioso de Borilée est suivi d’un "air un peu gai » sur une sicilienne. Puis l’arioso du ténor Calisis est suivi de menuets très mélodiques, et d’un arioso paroxystique sur « jouissons de nos beaux ans », sur le schème de l’envol que l’on a déjà entendu plusieurs fois chez Alphise et chez la nymphe. Métaphore de l’oiseau, il est composé de schèmes en imitations très variés. Viennent ensuite des gavottes jacassantes, caractère donné par une ligne tournoyante au basson. On reste dans l’apologie du plaisir et de l’amour avec l’arioso de Borilée, qui suit.

Scène 4 : Adamas insiste pour qu’Alphise se décide : mais elle renonce à garder le pouvoir puisqu’il est contraire à l’objet de son amour, et désigne Abaris comme son époux. Mais Abaris l’inscite à faire un autre choix, en dépit de son amour, et sous l’indignation de Borilée et Calisis, qui invoquent la punition de Borée (renoncer par amour au lignage de droit divin). Utilisation du récitatif très expressif pour Alphise. Avec les interventions du chœur, on change de climat : la violence fait irruption. Orage et tremblement de terre, remarquable musique descriptive. Alphise est enlevée et son royaume détruit : la succession de schèmes descendants renvoit à la puissance destructrice de la divinité. La remarquable suite des vents clôt cet acte.

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Arioso de Calisis et choeur (acte III, scène 3)

ACTE IV

Abaris, désespéré, veut s’immoler mais Adamas le conjure de voler au secours de sa bien-aimée. Scène 1 et 2 Schème de la plainte (cf note n°22) repris dans l’arioso d’Abaris.

Scène 3 : Adamas presse Abaris de sauver Alphise en utilisant la flèche d’amour reçu d’Alphise, et qui l’aidera à vaincre ses ennemis : là-encore, exemple de passage du récitatif en arioso.

Scène 4 : Magnifique entrée de Polymnie : cet état de paix, très tendre après le fracas est « un des plus merveileux moment de la musique baroque » selon Gardiner (A remarquer à l’audition : l’interprétation baroque joue très souvent une succession de croches en croches pointées doubles). Le clavecin accompagne en basse continue, à l’aide de remplissage harmonique, l’orchestre baroque peu fourni (cor basson clarinette hautbois flûte et cordes). Cet orchestre est encore conçu comme une addition de voix instrumentales ; l’orchestre romantique, plus tard démultiplié, agira comme une fusion sonore avec Berlioz et Wagner notamment. La 2de entrée de Polymnie déesse des heures et des saisons, est un des meilleur moment de l’oeuvre. Ses récitatifs et ariosi sont suivis de gavottes et rigaudons. L’entrée fuguée des chœurs sur « Parcourez la terre » est aussi remarquable, et l’on a ici une écriture beaucoup plus allemande, à rapprocher certainement des cantates de J.S. Bach. Suivent des airs très gais, à l’esprit beaucoup plus français, et remarquables de verdeur et de richesse d’invention. A l’ariette d’Abaris qui se décide à entrer en action suivent des airs très descriptifs pour les saisons et les zéphires. L’arioso d’Abaris est suivi du choeur : « volez, triomphez... » qui achève l’acte.

ACTE V

Alphise a été transportée dans le royaume souterrain de Borée, qui lui ordonne de choisir entre l’un de ses fils et l’esclavage. Calisis et Borilée continuent de la poursuivre, mais la reine préfère subir la torture plutôt que de céder. Abaris, grâce à la flèche enchantée, parvient à calmer les vents furieux. Apollon paraît alors et révèle qu’il est en fait le père d’Abaris, qu’il a engendré avec une nymphe du sang de Borée. Rien ne s’oppose plus aux noces d’Alphise et d’Abaris.

Scène 1 : étonnante peinture moderniste des vents, qui n’obéissent plus au ordres de Borée. « C’est la voix d’un mortel qui nous force au repos ».

Scène 2 : Borée lui même met Alphise devant une dernière injonction : « Règne avec l’un des deux ou vis dans l’esclavage ». Alphise préfère la mort.

Scène 3 : Outrage de Borée, et l’air vif dépeint la puissance de Borée, qui la condamne à jamais «  qu’elle gémisse dans les tourments ».

Scène 4 : Abaris apparaît, Alphise tremble pour lui. Mais utilisant un charme il domine Borillée et Calistis qui s’apaisent malgré eux. On peut apprécier dans la descente d’Apollon, en « deus ex machina » les derniers feux d’un goût ancien pour les pompes versaillaises.

Scène 5 : Apollon révèle les origines divines d’Abaris, et Borée les unit. Apollon repart après avoir fait le jour dans la caverne. Alphise et Abaris se retrouvent, dans un duo d’amour : « Tous les mouvements de mon âme sont des triomphes de l’amour » On retrouve un rameau audacieux dans l’emploi très expressif des mélismes de jubilation, dans les retards dissonnants, ainsi que dans l’emploi de la polyrythmie (juxtaposition binaire/ternaire). La suite de contredanses fait place à l’ariette finale d’Abaris, conclusion de tout l’opéra. L’amour triomphe, avec la métaphore de l’eau (schème de l’eau parfois torrent « C’est un ruisseau dans la prairie » dans une écriture qui est evidemment celle d’un hymne. Une dernière suite de contredanses très vives clôt cette opéra-ballet, comme il se doit, dans l’allégresse générale.

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Duo d’Alphise et Abaris (acte V, scène 5)

EXEMPLES SONORES

Extraits musicaux : Dir. John Eliot Gardiner (Monteverdi choir, English Baroque Solist) 1995

http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/MUSIC/rameau-jean-philippe/les-boreades,396553.aspx

VERSION CONSEILLEE

John Eliot Gardiner. English Baroque Soloists, Monteverdi Chor

LIENS UTILISES POUR CET ARTICLE

Extraits et sources des images : plaquette de la session d’écoute musicale "Les Boreades", Jean ROBERT

http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Philippe_Rameau#L.27.C5.93uvre_musicale

Synopsis et représentations : http://pagesperso-orange.fr/jean-claude.brenac/RAMEAU_BOREADES.htm

Site très complet sur Rameau : http://jp.rameau.free.fr/jpr-sommaire.htm

Liens complémentaires

L’oeuvre théorique de Rameau :

http://www.musicologie.org/Biographies/r/jean-philippe_rameau_02.html

Traité d’harmonie réduit à ses principes naturels (pdf)

http://clanfaw.free.fr/0002.pdf

L’Académie royale de musique (1749-1790)

http://theses.enc.sorbonne.fr/document973.html

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  • rameau
Joëlle KUCZYNSKI
Responsable administration de l’école à distance POLYPHONIES. Conception et réalisation des supports formation. Responsable rédaction du Mensuel. Chanteuse.
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