"Vous m’aviez dit au téléphone que vous étiez plutôt "visuel", mais n’y a t ’il pas au final un contrôle auditif, même sur mes exercices de contrepoint ? Quelle serait leur importance respective ? Pourrait-on dire par exemple que l’écoute est un but et le visuel un moyen ?" Lire la réponse
Vous avez déjà trouvé en partie vous même la réponse. Que ce soit un exercice de contrepoint ou une composition personnelle, tout musique écrite est destinée en effet à être écoutée. Il est donc important de pouvoir contrôler le rendu sonore tel que pourra l’entendre le futur auditeur. Nous disposons pour cela de deux moyens : l’audition et l’analyse.
L’audition avec un instrument, tel le piano, peut avoir ses limites si l’on s’en tient à ce seul outil de contrôle. Si cela ne pose aucun problème lorsque l’on écrit pour cet instrument ou pour un effectif léger, il n’en va pas de même dès que l’on aborde une pièce complexe pour un ensemble orchestral important. Dans ce cas, le piano lui-même ne pourra donner qu’une faible image sonore du résultat réel.
L’audition intérieure a également ses limites. Certaines œuvres sont si complexes qu’elle reste un moyen de contrôle insuffisant. On peut citer Henri Dutilleux, un des plus grands compositeurs contemporains dont personne ne mettra en doute la grande expérience. Au micro de France Culture, il reconnaissait devoir vérifier au piano certains passages particuliers de ses compositions. Henri Dutilleux aurait bientôt 90 ans. Nous pouvons prendre également l’exemple du Requiem de Ligeti, une œuvre complexe pour solistes, deux chœurs mixtes et un orchestre de 78 musiciens. Dans cette œuvre à la polyphonie particulièrement dense qui met en jeu de grandes masses sonores, on ne peut en lisant la partition qu’avoir une image sonore insatisfaisante de l’œuvre.
Le moyen de contrôle le plus fiable est sans conteste l’analyse de la partition. L’audition intérieure viendra la compléter dans un second temps.
Lors de la simple vision d’une page musicale, l’analyse peut s’effectuer à une vitesse phénoménale lorsque l’on possède les moyens techniques adéquats. Ainsi, s’il vous faut analyser trois mouvements mélodiques d’une vingtaine de mesures que vous souhaitez rendre complémentaires et dont vous voulez vérifier le bien fondé des paliers mélodiques, l’opération est quasi-immédiate. On commence donc par voir la musique avant de l’entendre. S’il vous faut appréhender ce même passage uniquement à l’aide de votre sens auditif, vous avez peu de chances d’obtenir le résultat souhaité. Bien sûr, vous pourrez constater si cela sonne bien ou non, ce qui est en fait peu de choses. Les moyens techniques d’écriture suffisent pour cela et, surtout en composition, on ne peut en rester à ce stade.
Le compositeur doit se fier à une représentation abstraite de son œuvre. L’image sonore qu’il perçoit intérieurement se construit tout d’abord à partir de l’analyse de l’écrit. En effet, la véritable écoute intérieure est entièrement associée à la pensée. Elle nécessite que les mécanismes d’écriture et les techniques d’analyse soient totalement acquis. Ainsi, ce ne sont pas des sons que l’on entend uniquement intérieurement mais aussi tout ce qui constitue la syntaxe musicale : tensions, détentes, mouvements, rythmes, respirations, nuances, timbres etc... En fait, l’ensemble ce que l’on est capable d’écrire et d’analyser. On obtient ainsi une image sonore mentale abstraite mais suffisamment satisfaisante pour connaître le rendu sonore d’une pièce. Cette technique s’affinera bien sûr avec votre expérience.
Toutefois, il manque encore au compositeur la possibilité d’entendre la pièce entière avec un déroulement réel dans le temps. C’est là qu’il peut être utile de jouer la pièce sur un instrument ou, ce qui se pratique de plus en plus souvent maintenant, de l’entendre à l’aide de l’ordinateur [1].
En privilégiant pour l’apprentissage de l’écriture, une démarche analytique plutôt qu’auditive, notre finalité est la modification de la relation à l’écoute. En effet, même si l’on a pas la partition sous les yeux lorsque l’on entend une œuvre, on doit pouvoir arriver à un moment donné à percevoir, en même temps que les sons musicaux, la partition elle-même, pas simplement de simples notes mais des notes impliquées dans des structures (mélodiques, harmoniques, thématiques, etc...) [2].
A ce stade de la formation, c’est-à-dire la réalisation d’exercices d’écriture dont le but est la préparation à la composition, le résultat sonore n’est pas nécessairement de première importance. Il est garanti d’une certaine manière par les techniques mises en œuvre. Ce qui est plus essentiel dans ce travail, c’est l’acquisition de mécanismes d’écriture que vous connaissez bien tels qu’en contrepoint : la recherche de la complémentarité, le contrôle des lignes mélodiques etc. L’analyse de l’écrit suffit pour cela. Il est inutile de contrôler à l’écoute la complémentarité de deux voix ou l’intérêt d’une ligne mélodique. D’ailleurs, si l’on se base uniquement sur l’audition pour réaliser nos exercices, on risque de passer à côté d’acquisitions d’outils techniques indispensables. Ainsi, des élèves m’envoient parfois des exercices réalisés à l’aide d’un instrument. Ils sont facilement repérables. Ces exercices font souvent preuve d’un grand manque d’imagination : on retrouve des lignes avec des dessins mélodiques identiques, ou alors ce sont les mêmes schèmes qui reviennent.
L’imagination sonore est plus fertile si elle s’appuie sur un travail d’analyse constant qui passe donc pour l’instant nécessairement par l’écrit et auquel viendra s’ajouter par la suite une perception intérieure plus affinée.
[1] Cette solution est intéressante pour obtenir un bon aperçu du déroulement temporel de l’œuvre mais il faut faire totalement abstraction de la sonorité des instruments virtuels.
[2] Ce sont les relations entre les notes qui sont importantes et non les notes elles-mêmes. La musique est un art de mouvement.