Après avoir abordé les chiffrages américains, nous abordons un autre système de notation des accords également destiné aux instrumentistes : la basse continue qui est devenue la basse chiffrée. Il est intéressant de comprendre son principe car cette technique d’écriture a généré le chiffrage qui a cours dans les traités d’harmonie classique.
Chiffrages et notation des accords (I). Les chiffrages américains
Chiffrages et notation des accords (II). Basse continue et basse chiffrée
Vers la fin du XVIème siècle en Italie, la mélodie détrône peu à peu la polyphonie. Le grand attrait du public pour les mélodies vocales ou instrumentales, accompagnées au clavier, amène les compositeurs à délaisser l’écriture polyphonique, jugée trop complexe ou savante et à lui préférer des accompagnements, plus simples mettant mieux en valeur une mélodie. Les partitions deviennent plus sobres. Dans un premier temps d’ailleurs, ne figure sous la mélodie principale qu’une seule ligne, celle de la basse. Celle-ci peut être jouée à la viole de gambe ou au clavier (clavecin, orgue). Dans ce dernier cas, l’entière liberté est laissée à l’interprète pour improviser les voix intermédiaires, dédiées à l’enrichissement de l’accompagnement. Cette technique de composition relativement simple s’appelle la basse continue ou continuo. Très rapidement, toute l’Europe se l’approprie.
Mais cette grande liberté laissée au musicien pour harmoniser les mélodies a amené une réaction des compositeurs. Pour éviter que les interprètes ne s’éloignent trop de la musique qu’ils avaient imaginée, ces derniers en viennent à élaborer un accompagnement plus précis en ajoutant un chiffrage d’accords au-dessus des notes de basse. L’interprète doit alors reconstituer les accords et certains mouvements mélodiques à partir des chiffres indiqués. Tout en respectant les structures harmoniques de la pièce, il peut créer librement une polyphonie simple et même y intégrer des figures mélodiques en imitation de la voix principale ou de la basse. Cette nouvelle technique d’écriture s’appelle la basse chiffrée.
Cet exemple est extrait de la « Première leçon de Ténèbres [1] » que François Couperin a composée en 1714. Il s’agit d’une basse chiffrée. Sur la partition ne figure donc que la mélodie principale, le texte chanté, la ligne de basse et les chiffrages. Ces seuls éléments suffisent à l’interprète expérimenté pour improviser ou créer un accompagnement de la mélodie vocale.
Voici brièvement le principe, relativement simple de la basse chiffrée. Dans chaque mesure de l’exemple ci-dessous figurent la note de basse chiffrée et à côté la restitution de cet accord, j’y ai placé le chiffrage des degrés [2]. Le chiffre indiqué au-dessus ou au-dessous de la basse indique l’intervalle que forme une des notes de l’accompagnement avec la basse, permettant ainsi de reconstituer l’accord. Le chiffre 3 n’est pas nécessairement représenté car la tierce avec la basse est systématiquement présente dans les accords chiffrés 6 et 5.
a) Dans cet exemple, le chiffre 6 sous le do# de la basse indique que la note la fait partie de l’accord. On peut y ajouter une tierce pour obtenir l’accord complet. Nous sommes donc ici sur le 1er renversement de l’accord V en ré majeur. Le chiffre 6 indique donc systématiquement le premier renversement.
b) Ce chiffre 5 signifie qu’il y a une quinte avec la basse dans l’accord et par conséquent que celui-ci comporte un mi. On peut y adjoindre la tierce do#. Nous sommes donc sur l’accord V, la do# mi. Le chiffrage 5 implique obligatoirement que l’accord est en position fondamentale. L’absence de chiffrage équivaut au chiffre 5. Ainsi, le chiffre 5 ou l’absence de chiffrage indiquent la position fondamentale.
c) On trouve parfois une altération avant ou après la note. Elle affecte la note correspondante dans l’accord. Le chiffrage #6 signifie que la sixte de si, sol est diésée. Dans la partition de Couperin, la pulsation est la blanche [3]. Cette note est au levé, et elle ne fait pas partie de l’accord. C’est une note purement mélodique. La tierce ré n’a donc pas lieu d’être ici.
d) Les chiffrages peuvent aussi être formés de deux chiffres superposés comme 6/4 . Ils correspondent dans notre exemple aux notes fa# et ré. Cet accord est l‘accord de tonique en second renversement. Comme nous l’avons vu en cours d’harmonie, 6/4 est le chiffrage caractéristique du deuxième renversement, qui ne forme pas de tierce avec la basse.
e) Le chiffrage peut également être constitué de tout un empilage de chiffres. L’interprète doit alors respecter l’ordre de la superposition. Il n’y a rien à la clé dans ce dernier exemple qui pourrait être tiré d’une partition de Stravinski. La pulsation est la blanche, l’ordre du chiffrage est 3, 5#, 7 et 2 et il y a un fa à la basse. L’accord est donc formé des notes fa, la, do#, mi et sol. Nous sommes ici sur un accord III9 de ré mineur [4]. A noter que l’accord de sixte arrive sur la pulsation suivante. Cet intervalle se calcule sur le 3ème temps et donc par rapport au fa de la basse. Nous sommes donc en présence d’une cadence sous-plagale.
Entrons dans le concret avec la réalisation des premières mesures de notre exemple, la « Première leçon de Ténèbres ».
La réalisation écrite d’une basse chiffrée peut se concevoir en deux temps. On commence d’abord par la recherche de l’harmonie en fonction des chiffrages. Puis on met en place l’accompagnement en contrôlant les lignes mélodiques des différentes voix, à l’aide des techniques d’imitation simplifiées et de contrepoint. Voici ci-dessous l’harmonie qui correspond à cette basse chiffrée.
On appréciera la subtilité de la technique de la basse chiffrée. A l’aide de ce chiffrage simple mais ingénieux, il est possible en effet de déterminer précisément la composition de chaque accord. Nous avons donc placé simplement les notes qui constituent les accords sans tenir compte de la conduite des voix intérieures [5]. On notera que l’harmonie du début de cette « Leçon des Ténèbres » est très simple mais surtout cadentielle. Elle oscille en effet entre les accords I et V de ré majeur.
Dans ce second exemple ci-dessous, j’ai réalisé rapidement un accompagnement plus mélodique en tenant compte des conduites des voix intérieures. Pour mettre en place ces mélodies, je me suis aidé des techniques d’imitation.
Cette seconde réalisation à partir des mêmes chiffrages est celle d’Edmund Bieler, musicologue allemand. Elle date de 1955.
Ces exemples vous ont donné, je l’espère un bon aperçu de la technique de la basse chiffrée qui laisse une part de créativité intéressante à l’interprète et à celui qui la réalise sur le papier. Certains instrumentistes se sont spécialisés dans la réalisation à vue de basses chiffrées. La démarche est identique à celle de notre réalisation écrite mais nécessite une grande expérience, cette réalisation à l’instrument devant être effectuée instantanément.
Chiffrages et notation des accords (I). Les chiffrages américains
Chiffrages et notation des accords (II). Basse continue et basse chiffrée
[1] Couperin a composé neuf « Leçons des Ténèbres » mais seules celles du Mercredi nous sont parvenues. Elles furent composée pour l’office des Mercredi, Jeudi et Vendredi saints pendant lequel, pour symboliser l’abandon de Jésus par ses disciples, les lumières étaient progressivement éteintes.
[2] Pour les lecteurs qui ne connaissent pas le chiffrage harmonique des degrés, les chiffres romains représentent le degré sur lequel est construit l’accord et les lettres le renversement (a : premier renversement, b : deuxième renversement, c : troisième renversement). S’il n’y a pas de lettre, l’accord est en fondamentale.
[3] Pour harmoniser une mélodie ou réaliser une basse chiffrée, il est indispensable de savoir comment la mélodie est pulsée. L’harmonie dépend de la pulsation. Il ne peut y avoir plus d’un accord par pulsation.
[4] Cela signifie que dans ce passage, si est bémol.
[5] Celle-ci sera prise dans un second temps.