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BACH : Fugue n°24 du Clavier bien tempéré BWV 869 mesure 4

Une question d’analyse et de musicologie nous a été soumise par Annik, élève de Polyphonies sur notre forum. Elle concerne la mesure 4 de la fugue 24 BWV 869 en si mineur du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach.

Une question d’analyse et de musicologie nous a été soumise par Annik, élève de Polyphonies sur notre forum. Elle concerne la mesure 4 de la fugue 24 BWV 869 en si mineur du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach.

« ... A la 4è mesure dans l’exposition du contre-sujet, le do bécarre qui forme triton avec le fa#, me dérange un peu lorsque je joue ce passage. Je travaille cette fugue de Bach dans l’édition très intéressante de Breitkopf, revue par Bruno Mugellini. Celui-ci reprend d’ailleurs ce bécarre dans ses explications. Or, j’ai vérifié dans l’édition Adolphe Wouters et on trouve un do# au lieu de ce do bécarre.... »

Avant de répondre, j’ai consulté ma propre partition, qui est aussi éditée par Breitkopf mais dans une version revue par Otto Von Irmer. Il y figure aussi un do bécarre au soprane mais à la place du do# du ténor présent dans les deux éditions précédentes, on trouve un si.

Comparons donc ces trois versions de la fugue 24 BWV 869 en si mineur à la mesure 4.

- Mesure 4 Version Mugellini Dans cette version revue par Mugellini, au 3ème temps il y a un do# au ténor et un do bécarre au soprane.

- Mesure 4 Version Wouters Voici la version de Wouters qui comporte au 3ème temps un do# au ténor et aussi au soprane.

- Mesure 4 Version Von Irmer Enfin voici la version revue par Otto Von Irmer. Elle comporte un do bécarre au soprane mais un si remplace le do#du ténor.

Dans un premier temps, analysons ces trois versions. Nous poursuivrons cette recherche avec des partitions autographes afin d’avoir une meilleure idée quant à la version originale de ce passage.

Sujet et contre-sujet de la fugue XXIV en si mineur

Voici tout d’abord le sujet, la réponse et le contre-sujet de cette fugue XXIV en si mineur dans la version revue par Otto Von Irmer. Notre question concerne la mesure 4 où la réponse [1]. Dans cette fugue à 4 voix, la réponse est énoncée par le ténor.] est exposée au ténor tandis que le soprane amorce le contre-sujet.

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Fugue 24 sujet
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fugue 24 réponse et contre-sujet

Avant d’aborder toute analyse, il nous faut déterminer la pulsation. En étudiant la mesure 13, on peut constater que les articulations harmoniques se font à la croche. Nous pouvons donc attribuer cette valeur métrique à la pulsation. Le tempo largo est corroboré par les manuscrits autographes. Il importe donc de jouer cette pièce très lentement d’autant plus que la pulsation est à la croche.

L’écriture de cette fugue s’appuie sur de nombreuses dissonances particulièrement mises en valeur par les grands intervalles et la lenteur du tempo. A noter les nombreuses dissonances qui durent toute la pulsation.

Analyse des trois versions

Abordons maintenant l’aspect harmonique de cette mesure 4 en comparant nos trois versions.

- Analyse de la mesure 4 dans la version de Mugellini

Fugue 24 mesure 4 version Mugellini

Au début de la mesure 4, nous sommes en fa# mineur. Une tonulation en mi mineur se produit à la fin de la mesure. Sur la première pulsation du troisième temps (il y a deux pulsations par temps), nous sommes toujours en fa#mineur avec ré, si et sol#.

Le do# au ténor permet d’envisager un accord IIIa en fa# mineur. Mais alors pourquoi ce do bécarre au soprane ? Il n’est cohérent qu’en mi mineur mais dans ce cas, le do# ne conviendrait plus. On aurait pu justifier ce do# au ténor en spéculant sur une imitation régulière du sujet : en conservant la seconde mineure ré-do# on obtient une imitation régulière de sol-fa# dans le sujet. Mais alors, l’intervalle suivant est modifié : la quarte juste devient une tierce mineure. A vrai dire, cette imitation semblable du sujet avec la réponse n’est pas obligatoire dans une fugue . On y applique souvent la technique de la mutation qui consiste à modifier un ou deux intervalles[ Je vous engage à analyser les sujets et réponses des fugues du Clavier bien tempéré. Vous constaterez que Bach applique généralement une mutation dans la réponse. ] dans la réponse. Mais cela ne justifie par le do bécarre du soprane.

- Analyse de la mesure 4 dans la version de Wouters

Fugue 24 mesure 4 version Wouters

L’harmonie est la même dans cette version. On arrive sur IIIa dans la seconde pulsation du 3ème temps. Le do# au soprane est en totale cohérence avec celui du ténor. Toutefois, cette solution n’offre pas un grand intérêt musical. Elle est un peut terne harmoniquement et beaucoup moins expressive que la dernière version comportant un do bécarre au soprane.

- Analyse de la mesure 4 dans la version de Von Irmer

Fugue 24 mesure 4 version Von Irmer

L’harmonie est la même en ce début de mesure 4 : nous sommes en fa# mineur et on passe à la fin de celle-ci en mi mineur. Sur la première pulsation du troisième temps nous sommes toujours sur IIb de fa#mineur. Par contre, au posé de la seconde pulsation de ce temps, si au ténor et la au soprane nous permettent d’envisager un accord V7 de mi mineur. Le do bécarre devient alors une 9ème mineure et on serait alors sur V9. Sur le quatrième temps, on reste sur le même degré V, mi étant une dissonance sur toute la pulsation résolue sur la sensible. Cette 9ème mineure est assez surprenante. Elle n’est ni préparée, ni résolue. Je n’ai de cesse de le répéter dans nos cours : la 9ème mineure est une dissonance très intense, qui peut être dure si elle est mal employée mais qui par contre, amène souvent des sommets expressifs chez les grands compositeurs. Ici, elle a un caractère douloureux et intense accentué par l’intervalle de quarte augmentée aboutissant sur un mi dissonant sur toute la pulsation. Lorsque l’on joue cette fugue, il faut donc mettre en avant ce passage très expressif, que le tempo très lent permet de bien mettre en valeur.

Nous aurions pu aussi effectuer une recherche à partir des imitations des schèmes du contre-sujet. Et en effet, on retrouve ces schèmes du contre-sujet à la mesure 13. Il y a bien une réponse avec si au ténor mais le contre-sujet y est exposé en imitation contraire.

Comparaison des autographes

- Autographe contemporain de Bach

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Bach Fugue 24 autographe contemporain

On ne sait pas exactement qui a copiée cette fugue. Il est possible que cela soit Bach lui-même mais ce peut tout aussi bien sa femme, son fils Wilhelm ou un des ses élèves. Rien n’indiquant que c’est la version originale, une erreur de copie reste envisageable. A la mesure 4, on trouve un do bécarre au soprane (la portée supérieure est écrite en clé d’ut) et un si au ténor. On notera toutefois qu’au début de cette mesure 4, le sol du soprane n’est pas #. Cette omission ne change pas l’analyse puisque le sol# de la mesure précédente et le mi#de cette mesure confirment l’arrivée en fa# mineur.

- Autographe de Peter August

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Bach Fugue 24 autographe Peter August

Ce manuscrit date d’environ 1760-1780. La copie a été effectuée par le compositeur Peter August un peu après la mort de Jean-Sébastien Bach. Le Sol# du début de la mesure 4 y est bien présent ainsi que le do bécarre du soprane et le si du ténor.

- Autographe dit « de Wolkmann »

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Bach Fugue 24 autographe Volkmann

Selon de nombreux chercheurs, le manuscrit autographe dit « de Volkmann », compositeur allemand, semble être la source la plus authentique. On retrouve le do bécarre du soprane sous le do. Un doute pourrait subsister pour le si du ténor puisque une tâche est présente à cet endroit.

En conclusion

Nous pouvons conclure à l’exactitude du do bécarre au soprane et du si au ténor, notes qui figurent dans l’édition d’Otto Von Irmer. C’est entre autres à partir de l’autographe dit « de Volkmann » qu’Otto von Irmer s’est basé pour son édition.

Quelle est la logique qui amené Bach à placer ce do bécarre dans le contre-sujet et si dans la réponse ? C’est du côté de la mutation [2] procédé inhérent à la fugue qu’il faut orienter nos investigations. Ici en effet, le sujet est énoncé en si mineur et la réponse s’effectue à la dominante, en fa# mineur. Pour obtenir une imitation régulière du sujet à la dominante, la réponse devrait commencer par do#. Le sujet étant en si mineur, la réponse se ferait directement en fa# mineur. Or, Bach qui ne s’en tient jamais aux procédés systématiques n’a pas choisi cette option. Il fait commencer la réponse par un si, à la quinte inférieure. Il décide ensuite de placer une première mutation mélodique en effectuant une réduction dès le premier intervalle de la réponse (si-la au lieu de si-sol pour une imitation régulière). Il effectue une seconde mutation dès le 4ème intervalle en effectuant encore une réduction (ré-si au lieu de ré-do#). On entre ainsi rapidement en mi mineur avec l’accord V7. S’il n’avait pas effectué cette seconde mutation, un do# convenait parfaitement. Comme nous sommes passé en mi, mineur, le choix du do bécarre s’impose naturellement générant ainsi cette 9ème mineure audacieuse et très expressive.

Notes

[1] La réponse est une imitation à la dominante ou la sous-dominante du sujet.

[2] Le principe de la mutation consiste à modifier un intervalle, parfois deux, dans la réponse, en appliquant une extension ou une réduction dans un des schèmes afin de préparer l’arrivée du nouveau ton, parfois au contraire afin de repousser cette modulation ou tonulation vers la fin de la réponse, choix qui dépend du sujet.

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  • sujet
Jean-Luc KUCZYNSKI
Jean-Luc KUCZYNSKI est compositeur et professeur de composition musicale depuis 1988 aux ACM et depuis 1999 à l’école d’écriture et de composition Polyphonies.
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