Dans la génération qui a suivi celle de Chostakovitch, Denisov est, avec Alfred Schnittke (né en 1934) et Sofia Goubaïdoulina (née en 1931), un des principaux représentants du courant novateur qui a rapproché les compositeurs russes de l’Occident à la fin de l’ère soviétique. Voici donc un nouveau dossier qui j’espère vous en dira plus sur ce compositeur, son écriture, et son temps.
Profondément russe, Edison Denisov a laissé une trace indélébile dans l’histoire de la musique occidentale. Son écriture a vivifié la deuxième décénnie du XXème, donnant quelques chefs-d’œuvre au dodécaphonisme : "Le soleil des Incas", "Pleurs", tout en imprimant ensuite un style fort, lyrique et personnel.
6 Avril 1929 : naissance à Tomsk, en Sibérie, où il fait ses études de mathématiques à la faculté. En 1956, il termine ses études musicales au Conservatoire de Moscou
Les années 40 : Il commence des études musicales suivies à l’âge de 15 ans et à partir de 1946, il suit des cours de piano avec Olga Kotliarevskaia, de contrepoint et de composition avec Eugeny Korchinsk sous la direction duquel il commence à composer.
Les années 50 : après une première orientation vers les mathématiques à l’université, il envoie ses partitions à Dmitri Chostakovitch qui l’encourage et le prend en amitié. Il est admis au Conservatoire de Moscou en 1951. Huit ans plus tard, il devient professeur d’analyse des formes musicales et d’orchestration dans ce même conservatoire, et écrit son premier opéra « Ivan Soldat ».
Les années 60 : recherche de son style personnel qui tend alors à s’affirmer dans ses oeuvres vocales et instrumentales. Parmi celles-ci, il faut mentionner « Chansons italiennes », et surtout « Le Soleil des Incas », point de départ de la voie personnelle du compositeur. Cette oeuvre fait rapidement le tour du monde. Il découvre les musiques de Schönberg, Berg, Webern grâce à André Volkonski et la pianiste Maria Youdina, mais aussi grâce à des musiciens de passage à Moscou, comme Glenn Gould. En 1962 il est nommé professeur de composition au conservatoire de Moscou. La même année il rencontre pour la première fois Luigi Nono. En 1969, il écrit « Le chant des oiseaux » pour piano préparé et bande magnétique.
Les années 70 : Edison Denisov se consacre à des oeuvres pour effectifs importants et écrit la plupart de ses concertos, dont beaucoup lui ont été commandés par d’éminents solistes occidentaux notamment Aurèle Nicolet, Heinz Holliger, Eduard Brunner, Jean-Marie Londeix. La première exécution du « Concerto pour violon » est donnée à Milan par Gidon Kremer. Il écrit en autre « Canon en mémoire d’Igor Stravinsky », pour flûte, clarinette et harpe, « Chant d’automne » pour soprano et orchestre, « La Vie en rouge », pour voix, flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano.
Les années 80 correspondent à la période de maturité d’Edison Denisov. Elle est déterminée par des séries d’intonations caractéristiques, notamment des motifs sur des secondes et des tierces, lyriques et d’une nature très vocale. C’est au cours de ces années que le compositeur écrit ses oeuvres les plus marquantes : l’opéra « l ’Ecume des jours », d’après le roman de Boris Vian créé à Paris, à l’Opéra Comique, en 1986, l’opéra de chambre « Quatre Jeunes filles » d’après une pièce de Pablo Picasso, le ballet « Confession » d’après la nouvelle d’Alfred de Musset, le « Requiem » . En 1986, l’Ensemble Inter Contemporain qui fête ses dix années d’existence lui commande le cycle « Au plus haut des cieux » d’après Georges Bataille, et les Berliner Festwocher le « Concerto pour alto et orchestre », joué par Youri Bashmet.
Les années 90 : Au cours de cette période, le compositeur s’inspire des grands thèmes liés à l’existence et à la religion. Son oeuvre exprime alors une symbolique au travers de la mélodie, de l’harmonie, du rythme et des timbres. Cette démarche se prolonge avec « Histoire de la Vie et de la Mort de Notre Seigneur Jésus-Christ » et « Morgentraum ». En 1990, il prend la direction de l’Association de Musique Contemporaine de Moscou. Il séjourne une année à l’IRCAM à Paris où il crée en 1991 « Sur la nappe de l’étang glacé », sa dernière oeuvre étant « Concerto pour flûte, clarinette et orchestre » écrite en 1996.
24 novembre 1996 : mort à Paris (France).
Edison Denisov a aussi écrit de nombreuses musiques de films et de scènes et durant presque trente ans, il a collaboré avec Youri Liubimov, directeur du théâtre de la Taganka à Moscou, pour monter des spectacles en Russie et dans divers pays d’Europe.
Voir biographie détaillée : musicologie.org
Catalogue et chronologie des oeuvres : ircam.fr
2 sonates en téléchargement, interprétées par Nicolas Baldeyrou. Oeuvres pour clarinette seule.
Extraits de « Soleil des Incas », « Les pleurs », « Les chansons italiennes » etc.
"Pour moi et, je pense, pour beaucoup de gens de ma génération, éduqués sous l’influence du décret de 1948, l’oeuvre de Denisov joue un rôle tout à fait particulier. Les premières créations de ses oeuvres des années 60 ne se sont pas limitées à nous faire découvrir l’univers de sa musique belle jusqu’à l’enchantement. A travers ses oeuvres, c’est tout l’art du temps nouveau - l’art que nous ignorions jusqu’à lors, - qui criait son existence. Et puis, peu après, d’autres univers se sont ouverts, non moins importants. Mais pour moi, les oeuvres de Denisov étaient et sont mon premier amour dans le monde de la musique de mon époque" Elena Sorokina, professeur, pro-recteur du Conservatoire Supérieur Tchaïkovski de Moscou.
« Dans le courant du mois de juillet 1993, Edison Denisov a été victime d’un très grave accident de voiture - « une impression d’assassinat » m’a par la suite confié le compositeur. Transporté à Paris par les soins du gouvernement français pour être soigné à l’hôpital Begin, il est resté plusieurs mois en réanimation entre la vie et la mort, puis en rééducation difficile, période au cours de laquelle il a fait preuve d’une résistance au-delà de l’imaginable. Immobilisé par des perfusions, des tuyaux et des plâtres en tous genres, il prenait le crayon de sa main gauche libre et écrivait de la musique dès les premières lueurs de la conscience revenues : un quart d’heure, puis une demie heure, puis une heure par jour, sous les yeux des médecins ébahis ! « Je me réveillais tôt, vers 5 heures du matin, et, sans pouvoir bouger, je bâtissais dans ma tête ce que j’allais écrire avec grand effort le lendemain », disait-il. « Mon problème de compositeur était de faire rentrer un matériau dans une forme. Tantôt ça marche, tantôt ça ne marche pas. » Ce n’est que lorsque la forme tenait solidement debout qu’il commençait à écrire. Son grand exemple était la perfection des poèmes de Pouchkine, tout à la fois tendres et polis, d’une plume de fer. Ainsi sont nés les Trois Préludes pour piano qui sont dédiés à trois de ses amis, Philippe Gavardin, Jean Leduc et moi-même ». par Jean-Pierre ARMENGAUD, pianiste (a enregistré ces trois préludes chez Mandala (MAN 4888). Il est l’auteur de Entretiens avec Edison Denisov. Editions Plume).
« J’ai participé à plusieurs de ses créations parisiennes, notamment dans son opéra « L’Écume des jours » donné à l’Opéra Comique. En quelques années une amitié profonde est née entre nous. Il était bien difficile de ne pas être ami avec Edison, sa gentillesse, sa jeunesse de caractère et la franchise sans concession des relations qu’il savait entretenir faisaient oublier totalement notre différence d’âge. Edison Denisov laissait une grande liberté à l’interprète ; il acceptait différentes conceptions de sa musique. Cependant, à son contact, j’ai appris à concilier une grande rigueur dans le respect du texte et une certaine tendresse dans l’expression. Ses commentaires à propos de mes disques ont été peut-être encore plus riches d’enseignement. Par exemple, j’ai eu envie de réenregistrer la sonate avec piano (CD Bis 665) pour trouver un meilleur équilibre que dans la version de 1989 (CD Verany) où, selon lui, mes tempi étaient trop rapides. Les années 70 correspondent à ses premiers concerts en Europe Occidentale ; paradoxalement sa musique est devenue plus « russe » par la suite. Il s’est progressivement affranchi du sérialisme (cependant l’influence du jazz est restée présente). L’influence de Schubert est devenue très importante. « La musique de Schubert a toujours été pour moi comme un symbole de la musique et de l’éternité de l’art » disait-il. Dans le Concerto pour saxophone, toute l’oeuvre est orientée vers le dernier mouvement, variations sur le thème de l’Impromptu en La bémol majeur de Franz Schubert. Il s’agit cependant plus d’une musique « autour » de Schubert que de réelles variations. Jamais apparente, la virtuosité est plutôt un monologue intérieur comme Schubert. Rappelons qu’il avait cité pour la première fois « La Belle Meunière » dans son Concerto pour violon en 1977 et qu’il a terminé l’opéra du compositeur viennois « Lazarus » en 1995. Son écriture a également sans cesse évolué vers plus d’indépendance des lignes et une recherche de fusion « sans confusion » ( !) des différentes lignes mélodiques. Lors des répétions du quintette, il nous demandait souvent de rechercher plus d’indépendance des parties et, paradoxalement, plus de fusion des sonorités. Sa musique se distingue par un lyrisme contrôlé et par la solidité conceptuelle de sa trame sonore, qui joue souvent sur des intervalles restreints, et dont émane le charme mystérieux et nocturne typique du compositeur. Dodécaphonie, musique aléatoire, utilisation d’instruments technologiques modernes, amplification, expérimentalisme, autant d’étapes qui ont été pour Edison Denisov des jalons sur la voie d’un enrichissement progressif des possibilités créatives". par Claude DELANGLE, saxophoniste, professeur au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris
"À Paris, peu de gens connaissaient Edison Denisov quand, en 1969 avec mes amis du Trio à Cordes de Paris, nous avons créé le trio à cordes que je lui avais commandé. J’avais proposé à Guy Erisman, alors directeur musical de France-Culture, de présenter pour la première fois à Paris Edison Denisov, jeune compositeur soviétique se démarquant des compositeurs « officiels ». Il avait accepté avec enthousiasme. Malgré l’invitation officielle de la radio, il avait été impossible de faire venir Edison Denisov à Paris. Quelques années plus tard, en 1972, au cours de la première tournée en Union Soviétique de notre trio, j’ai enfin pu rencontrer Denisov à Moscou. Notre tournée ayant été un grand succès, nous avons été invités à nouveau et j’ai tout naturellement proposé d’inclure dans un de nos programmes le trio de Denisov, ce qui fut refusé. Nous avons donc décidé de le jouer en bis à Moscou, Leningrad, Riga etc. L’enthousiasme et l’émotion du public furent alors un très grand moment de vie ! Deux années plus tard, lors d’une nouvelle tournée, notre concert à Moscou n’était plus programmé dans la merveilleuse salle du Conservatoire, mais en banlieue ! Edison Denisov était mon ami. Sa musique m’est très chère. J’ai encore programmé en juillet 1996 avec l’Orchestre de Poitou-Charente sa deuxième symphonie de chambre, dont c’était la création en France. Edison était venu à Poitiers avec sa femme Katia. Il était heureux malgré sa maladie". par Charles FREY
« Lorsque nous analysons une composition musicale, nous faisons ressurgir des moments bien déterminés du processus compositionnel. Mais en ce cas, savoir comment est apparue telle ou telle règle - consciemment ou intuitivement - n’a pas une signification primordiale. Si une règle donnée existe, elle existe objectivement et nous sommes en droit de l’examiner et de la considérer comme part du processus compositionnel. Plus nous pénétrons profondément dans le tissu de l’oeuvre et plus nous découvrons de règles précises et profondes. Une vraie analyse est, par essence, la tentative d’une reconstruction partielle du processus de la composition. Il est vrai que, dans la majorité des cas, nous ne sommes pas en mesure d’établir la suite logique de la constitution de telles ou telles règles dans la conscience du compositeur, mais ce n’est pas après tout le plus important.
Y. Trifonov dans son article « Le commencement inachevé », analysant la spécificité de la naissance d’une oeuvre en prose, définit ainsi la période initiale : « avant le commencement de la chose, un thème émerge : encore muet, sans paroles, comme un afflux musical (c’est moi qui souligne - E. D.). On a terriblement envie d’écrire sans savoir sur quoi. Quelque part dans le subconscient il y a déjà un sujet, il existe mais il faut le tirer à la surface. C’est comme si l’on regardait dans l’objectif d’un appareil photographique sans avoir fait de mise au point : on voit une tache de couleurs brouillée. Pour que cela devienne net, il faut que les détails se concrétisent - même imperceptiblement ».
Ainsi naissent les oeuvres : on dit souvent « par nécessité intérieure ».
mediatheque.ircam.fr
Edison Denisov : nostalgie de la beauté qui disparaît. Entretien. réalisé par Margarita KATOUNIAN
Edison Denisov - Composer of Light by Dmitri Smirnov (en anglais)
Edison Denisov et la peinture : à la recherche de paralleles par Ekaterina DENISOVA
Schubert et Denisov par Valeria Tsenova
L’architecture sonore chez Edison Denisov à partir des années 1970 : à propos du concerto pour violoncelle par Pierre RIGAUDIÈRE
LA ROCHE ET L’EAU Remarques sur l ’oeuvre d’Edison Denisov par Yves BERGERET
Curiosité : Lettres manuscrites d’Edison Denisov