Lors de mes études d’harmonie en France et en Allemagne, il a été fait mention de sujets que vous ne semblez pas aborder en harmonie. Je veux parler entre autres des marches harmoniques, des sixtes altérées comme la sixte napolitaine ou bien des accords de 9èmes. Tous ces éléments étaient considérés comme importants - ou du moins inhérents à l’étude de l’harmonie, allons nous les étudier durant notre formation ? Lire la réponse
Tous ces sujets sont bien sûr abordés dans la formation mais à des stades précis de la pédagogie, et la plupart du temps d’ailleurs, ils le sont en cours de composition dans des œuvres musicales de grands compositeurs. Notre formation est différente en effet des formations traditionnelles car elle a été pensée avant tout pour former des compositeurs. Nous n’enseignons pas l’harmonie pour elle-même mais afin qu’elle puisse être ré-appropriée dans un travail de création. La méthode mise au point par Jean Robert va donc à l’essentiel de ce qu’il est nécessaire de maîtriser en harmonie.
Il serait peut être intéressant avant tout de revenir sur ce qu’est l’harmonie et son rôle en composition musicale.
J’observerai tout d’abord, que vous chercheriez en vain dans une œuvre musicale [1] à retrouver les exemples issus des traités d’harmonie, tels ceux des cadences, des marches d’harmonie ou des accords altérés. C’est tout à fait normal puisque l’apprentissage de l’harmonie consiste en l’étude des accords en tant que structures musicales et que ceux-ci ne sont pas nécessairement apparents en tant que tels dans une œuvre. On ne les découvre en effet que grâce à l’analyse. Nos exercices d’harmonie consistent également en un travail musical sur ces structures.
A quoi donc correspond l’harmonie dans une pièce musicale ? En fait, à peu de choses mais absolument essentielles dans le langage tonal. A chaque pulsation correspond un accord, sous-entendu ou non. Cet accord se fonde sur un degré du mode, ce qui lui confère une fonction particulière au sein de ce mode, fonction cadentielle ou non cadentielle. Ces fonctions harmoniques structurent toutes les musiques tonales, classiques, jazz, chansons ou autres et on les perçoit, consciemment ou non, à l’audition d’une pièce.
Les accords se fondent toujours sur leur note la plus basse. Toute note de l’accord peut figurer dans la mélodie de basse, générant ainsi les renversements. Celle-ci a donc un rôle essentiel dans l’harmonie de la pièce. Dans les cours d’harmonie, il est donc essentiel de porter une attention particulière à la mélodie de basse.
En composition musicale, le rôle de l’harmonie consiste à connaître et à contrôler la tonalité, le mode, le degré et le renversement de l’accord présent à chaque pulsation, même si l’accord n’est que sous entendu. Le reste, c’est-à-dire la conduite des autres voix autres que la basse, est du domaine de la mélodie et donc du contrepoint.
Nous saisirons mieux ce qu’est l’harmonie si l’on analyse directement une pièce musicale. A cet effet, j‘ai choisi le 23ème concerto pour piano en la majeur K488 de Mozart, dont le second mouvement constitue l’une des plus belles pages de l’histoire de la musique [2].
Il est impossible de connaître les raisons pour lesquelles cette magnifique polyphonie nous semble si mélancholique. Cela fait partie du mystère de la musqiue de Mozart. Par contre, plus pragmatiquement, nous pouvons en réaliser l’analyse harmonique.
Celle-ci doit faire apparaître un certain nombre d’éléments :
le mode et la tonalité. Nous en déduirons le parcours tonal. Le début de ce concerto transite de fa# mineur à si mineur, sol majeur et fa# mineur dans la première partie puis de fa# mineur à do# mineur, fa# mineur, si mineur et fa# mineur dans la seconde.
Le degré sur lequel est construit l’accord dans le mode et la tonalité. C’est un élément particulièrement important car il détermine les cadences qui structurent le discours musical. On peut voir dans cet exemple qu’elles sont nombreuses : cadences parfaite, imparfaite, rompue et sous-plagale. Ici, les tonulations s’effectuent généralement par l’accord V mais aussi deux fois par un accord de sixte napolitaine (accord en premier renversement sur le second degré minoré).
La présence d’une 7ème ou d’une 9ème dans l’accord s’il y a lieu et le renversement sur lequel celui-ci se trouve [3].
Ces trois seuls éléments déterminent l’analyse harmonique telle qu’elle est nous servira en composition musicale.
L’analyse mélodique de chaque ligne n’en fait pas partie. Ainsi par exemple, à la cinquième mesure se trouve une appogiature chromatique au posé, si#. Il n’y a aucun sens à considérer que cet accord est la si# mi. En effet, si# est une note mélodique chromatique qui n’appartient pas à l’accord. Elle fait partie d’un très beau mouvement mélodique qui s’achève par si# do#, rendant d’ailleurs ce passage très expressif. La note si# dure toute la pulsation. C’est une dissonance résolue sur le do# dans l’accord suivant. La seule note qui compte pour établir notre accord est do#. D’un point de vue structurel, nous sommes en effet sur l’accord III de fa#mineur la do# mi. L’analyse harmonique s’arrête à cette recherche. Elle nous permet simplement de conclure ici à une cadence sous-plagale III I en fa# mineur. Les analyses mélodique, contrapuntique et formelle, indispensables en composition, sortent du cadre de l’analyse harmonique.
Nous avons donc limité notre enseignement de l’harmonie à l’essentiel, c’est-à-dire à un travail spécifique sur les accords en tant que structures. Les formations traditionnelles [4] de l’harmonie ont fait un choix différent puisqu’elles y ont incorporé d’autres domaines, que nous enseignons séparément, comme la mélodie, le contrepoint ou les techniques d’imitation, au risque de rendre leur enseignement inutilement complexe et de décourager leurs élèves [5].
Autres analyses possibles
Certains passages de cet extrait peuvent être analysés différemment. Cette ambiguïté est fréquente dans les œuvres de Mozart. Très souvent, nous sommes contraints d’effectuer des choix en analysant ses œuvres, ce merveilleux compositeur adorait brouiller les pistes :-)
Mesure 7, premier accord :
Le premier accord de la mesure 7 peut être aussi considéré comme un accord V7a de mi majeur (accord de 7ème de dominante en premier renversement de mi majeur). Il s’agirait alors d’un emprunt à mi majeur puisqu’à l’accord suivant, on revient sur Va de Fa# mineur.
Cette analyse est valable mais j’ai préféré choisir une solution plus simple, plus proche de ce que l’on perçoit à l’écoute. Elle consiste à penser ici que l’on ne change ni de mode ni de tonalité. Il est plus logique en effet de considérer que l’on reste en fa# mineur dans ce passage. Le ré# de la basse obéit à la règle mélodique régissant les degrés VI et VII en mineur. S’il avait été bécarre, nous aurions eu une 2M+. La succession ré# mi# fa# à la ligne de basse est logique dans une mélodie en fa# mineur. On retrouve d’ailleurs souvent ce type d’enchaînement d’accords dans des pièces de Bach. Par contre, si dans la même mesure mi avait été bécarre à la basse, une seule analyse était possible, celle du V7a en mi majeur.
Mesure 5, deuxième accord :
A la mesure 5, le second accord peut être aussi analysé comme un accord VII7 (septième de sensible) de la majeur. Il s’enchaînerait alors à l’accord I de la majeur (si# est une dissonance résolue sur do# à l’accord suivant mais cette dernière est la note réelle de l’accord). Pour les mêmes raisons que précédemment, je n’ai pas choisi la solution de la modulation, ce passage pouvant être analysé en fa# mineur. D’ailleurs, une écoute attentive de ce passage me confirme dans le choix d’une cadence sous-plagale III I à la mesure 6.
Marche harmonique
La marche harmonique est une technique d’imitation. Je me demande personnellement sa raison d’être dans un cours d’harmonie. D’autres techniques d’imitation n’y sont pas abordées alors qu’elles mériteraient tout autant d’y figurer. Nous les abordons lors des cours sur le schème et le contre-schème. En effet, ces exercices de développement à deux voix permettent d’acquérir un ensemble de techniques d’imitation, dont fait partie la marche d’harmonie. Nous les réutiliserons dans nos cours de composition. Ainsi par exemple, lorsqu’il vous faudra écrire une fugue d’après un modèle issu du « Clavier bien tempéré » de Bach, vous réaliserez une marche d’harmonie et si vous le souhaitez vous pourrez le faire également dans d’autres pièces ultérieures.
Sixte napolitaine
Ce type d’enchaînement comme la sixte napolitaine a un intérêt très relatif dans le discours musical. Dans l’exemple de Mozart ci-dessus, il y a en a deux ce qui est relativement exceptionnel. On l’aborde bien sûr dans nos cours de composition ainsi que d’autres enchaînements comme par exemple la tierce picarde dont Bach et ses contemporains font grand usage.
Accords altérés
Nous découvrons également une quantité d’accords altérés chromatiquement comme celui de la partition de Mozart. Ce n’est pas un catalogue d’enchaînements que nous proposons mais la compréhension de la logique qui amène le compositeur à employer des altérations chromatiques. La technique assimilée, l’étudiant est à même de chromatiser un accord lorsque dans son travail, il en éprouvera une nécessité musicale.
Accords de neuvième
Quant aux accords de neuvième, je les ai délibérément écartés de nos cours d’harmonie en accord avec la pédagogie de Jean Robert. En effet, en classique leur utilisation est identique à celle des accords de septième. En jazz, ils sont utilisés très librement sans nécessité de préparation ou de résolution. Il n’y avait donc aucun intérêt à surcharger inutilement nos cours d’harmonie avec des exercices supplémentaires alors que ces accords seront abordés et surtout employés par les élèves dans leurs compositions lors de l’écriture de pièces, notamment un prélude basé sur l’ouverture du Tristan de Wagner. Au sujet des accords de neuvième, j’ai d’ailleurs prévu d’écrire un article dans le cadre du Mensuel qui traitera des accords de neuvième et de leur utilisation, non pas dans les traités :-), mais par les compositeurs à partir d’exemples d’œuvres musicales. Cette connaissance s’avérera suffisante si l’on a déjà étudié les accords de septièmes.
Et les fugues d’école ?
Dans ce même ordre d’idée, nous ne proposons pas de composer une fugue dite « d’école », contraire à l’esprit de notre pédagogie. Aucune fugue du « Clavier bien tempéré » ne correspond d’ailleurs à ce plan type. Par contre, toutes les fugues de Bach peuvent devenir des modèles idéaux pour des travaux de composition. Nous avons donc choisi une fugue de Bach, orfèvre en la matière, pour servir de référence aux travaux d’élèves.
Vous pourrez constater le bien-fondé de nos choix pédagogiques et leur concrétisation en visitant notre galerie audio qui propose un aperçu de quelques travaux d’élèves en composition. Vous pourrez y découvrir quelques marches d’harmonie, sixtes napolitaine et autres accords altérés.
[1] Hormis les chorals de Bach et de ses contemporains qui ont du servir pour modèles pour les exemples des traités d’harmonie.
[2] Si vous ne connaissez cette œuvre, je vous conseille vivement d’écouter et de réécouter cet extrait jusqu’à bien en saisir l’ineffable beauté puis de vous procurer le disque complet.
[3] Dans nos cours et dans tous les articles du Mensuel, nous indiquons les renversements à l’aide des lettres a (1er renversement, b (second renversement) et c (troisième renversement). L’accord en position fondamentale ne comporte aucune lettre après le chiffre du degré.
[4] L’enseignement traditionnel de l’écriture semble avoir ignoré les progrès dans le domaine de la pédagogie.
[5] Un certaine nombre d’élèves de Polyphonies avaient déjà étudié l’harmonie en conservatoire ou en faculté de musicologie avant de devoir recommencer ces cours avec nous.