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Karlheinz STOCKHAUSEN : Aus den sieben Tagen

Karlheinz Stockhausen nous a quittés, le 5 décembre dernier. Initiateur du sérialisme intégral, promoteur de l’aléatoire, inventeur de la musique électronique, son oeuvre nous captive et nous défie, non seulement par sa sonorité et sa richesse technique novatrice mais surtout par ses aspirations spirituelles controversées. Stockhausen et ses musiciens, soigneusement préparés, ont complètement bouleversé la conception traditionnelle du concert, comme nous le verrons dans ce nouveau dossier de notre Petit Lexique. Lire l’article

Biographie

(né à Mödrath, le 22 août 1928 - † à Kürten le 5 décembre 2007)

- Le 22 août 1928 : Karlheinz Stockhausen est né à Mödrath, près de Cologne ; il est l’aîné des trois enfants de Simon, instituteur et musicien qui disparaîtra en 1945 sur le front de l’Est ; sa mère, également musicienne, sera « internée » dès 1932, suite à une dépression, et tuée en 1941 sur ordre du gouvernement nazi. A 13 ans, le jeune Karlheinz est donc orphelin.

- Entre 1948 et 1950 : Après une existence extrêmement difficile, où il apprend seul, il est admis à l’université de Cologne où il termine brillamment un cursus de très haut niveau en rédigeant un mémoire approfondi sur la Sonate pour deux pianos et percussion de Bartók. Il commence à subvenir à ses besoins en jouant dans des bals de campagne. Il entreprend des études d’harmonie, explore également la poésie. Se lance dans la composition avec des œuvres pour chœurs a cappella, écrites avant qu’il ne prenne quelques cours particuliers avec le Suisse Frank Martin. Dès 1950, il commence à suivre les cours de Darmstadt, véritable creuset de la modernité d’alors, où il est remarqué par le critique musical Herbert Eimert, avec trois lieder.

-  En 1951, Karlheinz Stockhausen épouse Doris Andreae ; naîtront quatre enfants dont Markus (1957) et Majella (1961) qui joueront plus tard un rôle de premier plan dans la création et la transmission de sa musique comme trompettiste et pianiste. Il découvre Schönberg et surtout Webern, avec Leibowitz et H.Scherchen, puis Messiaen. Une licence d’éducation musicale obtenue avec les félicitations du jury sanctionne cinq années d’études au Conservatoire National de Musique de Cologne. Son professeur de contrepoint et d’harmonie est Hermann Schroeder. Pour subsister, Stockhausen travaille notamment comme pianiste de bar, accompagnateur de l’illusionniste Adrion, ouvrier d’usine, directeur d’une troupe d’opérette. Il commence à étudier la composition avec le compositeur Frank Martin et rencontre Herbert Eimert, alors critique musical au Kölnischer Rundschau. Stockhausen compose « Kreuzspiel » et « Formel », œuvres sérielles.

- En 1952, Stockhausen rejoint la classe de Messiaen à Paris. Premiers grands textes théoriques. Participe aux recherches du groupe de Musique concrète de la Radio française à Paris. Il réalise la 1ère synthèse de spectres sonores avec des sons sinusoïdaux produits électroniquement. Il compose « Spiel », les « Klavierstücke » I à IV et « Kontra-Punkte » (qu’il terminera l’année suivante). Pour la première fois, il commence à enseigner aux cours d’été de Darmstadt. Stockhausen y reviendra tous les ans jusqu’en 1974 et en restera conseiller permanent jusqu’en 1990.

- En 1953, Il découvre la musique concrète avec Pierre Boulez, ce qui l’oriente vers le champ de la musique électronique dont il fonde l’histoire avec l’œuvre qui restera la référence, "Gesang der Jünglinge" (Chant des adolescents, 1956), composé à partir d’enregistrements de la voix d’un jeune garçon, mêlés à des sons électroniques. Il participe à la fondation du Studio de musique électronique expérimentale de la Radio ouest-allemande, à Cologne : devient collaborateur permanent, où il réalise des chefs-d’œuvre de la musique électronique et concrète. Stockhausen compose sa première œuvre de musique électronique : "Studien I" pour sons sinusoïdaux.

- Entre 1954 et 1959 : Dans « Zeitmasz » pour quintette à vent, il commence à composer avec de larges groupes de notes, des « moments ». Plus tard, ce concept de « Momentform » prendra la succession du sérialisme, héritage de Webern et de Messiaen. A la suite de ses études en statistique (théorie de l’information) à l’Université de Bonn, Stockhausen commence à s’intéresser à la musique aléatoire. Il prend conscience d’une autre façon d’écouter : un voyage dans le son plutôt qu’une compréhension analytique d’une grille d’évènements. Création mondiale de "Gruppen" pour trois orchestres (composition entre 1955 et 1957).

- En 1959 : Fondation de son groupe d’interprètes. Stockhausen continuera ensuite à interpréter ses œuvres dans des tournées internationales avec son propre ensemble de solistes. Il expérimente les sons électroniques de synthèse et la projection spatiale avec "Kontakte". Ici, des ensembles de baffles quadriphoniques créent, pour la première fois en musique, un incessant tourbillon de son électronique à l’intérieur duquel deux instrumentistes "live" représentent des points fixes.

- En 1962 : Le concept de forme momentanée, déjà approchée dans "Kontakte" (1959-1960), apparait dans la première version de "Momente".

- Entre 1964 et 1968 : Stockhausen explore l’électronique et le concept de "temps réel" : Composition de "Mikrophonie I" pour tam-tam, deux micros, deux filtres et potentiomètres, et de la première version de « Mixtur » pour orchestre, générateurs d’ondes sinusoïdales et quatre modulateurs en anneau.

- En 1967, il épouse Mary Baumeister avec qui il a deux nouveaux enfants dont Simon qui rejoindra à son tour le cercle des musiciens (synthétiseur). Création mondiale d’"Hymnen". Exploration du chant harmonique avec "Stimmung" pour six vocalistes à Paris.

- Entre 1968 et 1970 : Elaboration du concept de « musique intuitive » avec « Aus den sieben Tagen » et « Für Kommende Zeiten », musique sur des textes sans partition. Création mondiale de « Spiral » pour un soliste avec récepteur d’ondes courtes à Zagreb.

- En 1971, il est nommé professeur au conservatoire de Cologne. L’aspect dramaturgique de la musique de Stockhausen s’amplifie avec « Trans » (création mondiale à Donaueschingen) où l’orchestre doit être plongé dans une lumière violette et vu à travers un voile. Tous les mouvements des musiciens sont composés d’une façon stylisée.

- En 1974 : La mise en scène d’"Inori" comprend un ou deux mimes synchronisant leurs attitudes hiératiques avec l’orchestre. Création mondiale de cette œuvre à Donaueschingen.

- A partir de 1975 ; après "Sirius", œuvre conçue comme un rituel, Stockhausen n’envisage plus ses œuvres individuellement, mais comme faisant partie d’une seule œuvre gigantesque : "Licht" (Lumière). Il s’est lancé dans ce projet ultime, un cycle de sept grands opéras, destinés à être joués pendant sept soirs consécutifs, fondés sur le mythe de la création et évoquant comme personnages principaux Ève, Lucifer et l’archange Michel, afin de réaliser ce qui est, selon Stockhausen, le but grandiose de la musique humaine : la manipulation, la maîtrise et, finalement, l’annihilation du temps. Donnerstag (jeudi), (1980), Samstag (samedi), (1983), Montag (lundi), (1988), Dienstag (mardi), (1991) et Freitag (vendredi), (1994) sont achevés.

- À partir de 1980, Création mondiale de la version de concert de « Luzifers Abschied » (fin de Samstag aus Licht) à Assise à l’occasion du huitième centenaire de la naissance de Saint François. Très nombreuses créations mondiales de scènes de « Licht » : « Helikopter-Streichquartett » (troisième scène de Mittwoch) , « Oktophonie » (musique électronique pour Dienstag), « Lichter-Wasser » (première scène de Sonntag), « Engel-Prozessionen » (deuxième scène de Sonntag). Le fils de Stockhausen Marcus (trompette), et sa fille Majella (piano), jouent un rôle majeur dans la réalisation de son univers musical.

- Le 5 décembre 2007 : Karlheinz Stockhausen décède à son domicile de Kürten (Allemagne).

A propos du compositeur

"...Il n’y a en moi aucune intention d’exprimer analogiquement par des sons ce que l’on pense ou ce que l’on ressent. Il n’y a qu’une familiarité croissante avec le matériau tout simple, avec les limites qui sont posées à la manière de jouer ceci ou cela, avec la multiplicité des apparitions sonores. Et ainsi, à un moment donné, arrive une figure - parmi les possibilités inconscientes et inconnues, j’en vois soudain quelques-unes qui ressortent et s’assemblent l’une avec l’autre. Je reste silencieux et vois les choses bouger l’une autour de l’autre, jusqu’à ce qu’il y ait soudain un arrêt. Cela dure parfois longtemps, et je dois encore rappeler l’apparition et attendre qu’elle ait fini de bouger. Lorsque tout est devenu tranquille dans cette figure, je cherche comment il m’est possible de terminer, de conclure, de comprendre. Et je couche cela par écrit... Tout... dépend de ce que nous nommons l’idée..." (1952, lettre à Doris)

Si la musique de Stockhausen se déploie dans pratiquement tous les domaines - de la notation la plus millimétrée aux musiques intuitives où disparaît toute écriture musicale - la force unique qui la parcourt reste celle de la mélodie. Mise en retrait au temps du sérialisme orthodoxe des années cinquante, mais active dès les toutes premières œuvres, elle s’épanouira définitivement à partir de 1970 (Mantra) jusqu’à l’immense opéra en sept jours Licht (1977 - 2002). Le principe mélodique, donnée immédiate du processus de dépassement de toute dialectique de conflit dans l’œuvre, reflète aussi et surtout le rapport de Stockhausen au monde ; il est le vecteur le plus direct d’une foi profonde irriguant toute sa création et visant sans cesse davantage à incarner l’universalité et la paix. De ses dernières pièces, éléments du cycle inachevé Klang (les vingt-quatre heures du jour), émane un total apaisement devant la fin de la vie : le « Veni creator » de la deuxième pièce (Freude) - qui relie ici Stockhausen à Mahler - en est un des plus limpides témoignages, tandis que la quatrième (et dernière imprimée) a pour titre « La porte du Ciel ».

Ce qui caractérise son œuvre, outre son gigantisme, c’est d’une part l’utilisation de l’électronique - et de l’autre, le caractère monumental de certaines pièces, dont l’exécution peut nécessiter plusieurs orchestres (« Gruppen », 1955), ou durer très longtemps ; ainsi, l’exécution de son cycle « Licht » se déroule-t-elle sur les sept jours de la semaine.

A propos de « Aus den Sieben Tagen »

En mai 1968, Stockhausen écrivit quinze textes qu’il réunit sous le titre de Aus den sieben Tagen (Venu des sept jours), emblématiques d’une nouvelle conception musicale : la musique intuitive. Rien d’autre que ces textes, succincts et concentrés, n’est donné aux interprètes. Il n’y a plus d’événement musical ou de motif initial. Les instrumentistes s’en remettent pour la première fois entièrement à leurs inspirations musicales du moment : ce sont des « compositions-textes », qui décrivent des processus musicaux devant être joués "intuitivement", selon l’inspiration du moment, par un petit ensemble de quatre à sept musiciens. En dehors du texte, il n’y a aucune note et aucun symbole graphique. Mais la musique intuitive n’est pas une musique seulement improvisée. Stockausen y imprime d’autres dimensions : l’intuition collective demandée aux musiciens, la connaissances des styles et l’intégration de la méditation personnelle.

"...Nous sommes passés par plusieurs stades, d’une musique tout d’abord rationnelle, entre 1951 et environ 1965, résultat d’une longue tradition, et nous avons graduellement franchi les frontières à l’intérieur desquelles la majeure partie de la musique est encore aujourd’hui réalisée. La tâche consiste maintenant à élargir sans cesse l’expérience de chaque côté de ces frontières et à porter cette influence dans le domaine limité du rationnel, pour que, si Dieu le veut, ne s’élève pas un nouveau dualisme entre l’intuitif et le rationnel, un état que nous connaissons par les crises déchirantes de la composition dialectique et qui a conduit plusieurs artistes extrêmement doués au bord du silence et de la paralysie créative, oui, jusqu’à la perte même du sens donné à l’art. L’ère de l’absolutisme de la pensée s’achève et avec elle l’ère des produits de l’art, qui - de façon croissante - représentent en premier lieu les produits de la capacité humaine de penser » (extrait de « Texte zur Musik » de Stockhausen )

Titre des parties :

1. Richtige Dauern, pour quatre musiciens (Bonnes durées)

2. Unbegrenzt, pour ensemble (llimité)

3. Verbindung, pour ensemble (Connection)

4. Treffpunkt, pour ensemble (Point de rencontre)

5. Nachtmusik, pour ensemble (Musique de nuit)

6. Abwärts, pour ensemble (Vers le bas)

7. Aufwärts, pour ensemble (Vers le haut)

8. Oben und unten, pièce de théâtre pour homme, femme, enfant et quatre musiciens (Haut et bas)

9. Intensität, pour ensemble (Intensité)

10. Setz die Segel zur Sonne, pour ensemble (Fais Voile vers le soleil)

11. Kommunion, pour ensemble (Communion)

12. Litanei, pour récitant et choeur (Litanie)

13. Es, pour ensemble (Ceci)

14. Goldstaub, pour ensemble (Poussière d’or)

15. Ankunft, pour récitant et choeur parlé (Arrivée)

Des quinze textes de "Aus den sieben Tagen", douze seulement sont des compositions-textes proprement dites ; un texte, Oben und Unten, est arrangé comme une pièce de théâtre improvisé, deux autres, Litanei et Ankunft, sont des mises en situation générales de ce nouveau commencement de Aus den sieben Tagen. Il s’agit pour le compositeur d’ouvrir de façon permanente le processus créateur, la sphère d’intuition, et de les refermer pour l’exécution d’ensemble.

Création : 1 septembre 1969, Darmstadt, par l’Arts Laboratory Ensemble.

Il a fallu tout d’abord user de persuasion pour convaincre les membres de l’Ensemble de jouer. Harald Bojé, selon Stockhausen, ne voulait rien savoir. Et Alfred Alings pensait que Stockhausen simplifiait par trop sa tâche en donnant un simple texte aux musiciens. "Kontarsky considère vraisemblablement aujourd’hui encore toute cette histoire comme une blague." Seuls Gehlhaar et Fritsch, les deux compositeurs de l’ensemble, furent immédiatement intéressés. L’aspect musical de la chose les stimulait. Mais Stockhausen savait ce qu’il voulait, et les répétitions purent enfin commencer.

Exemple d’une composition-texte : « Richtige Dauern » (1er texte) :

Joue un son

Joue-le jusqu’à ce que

tu sentes

que tu dois arrêter

Joue encore un son

Joue-le jusqu’à ce que

tu sentes que tu dois arrêter

Et ainsi de suite

Arrête

quand tu sens

que tu dois arrêter

Que tu joues ou que tu arrêtes :

Ecoute toujours les autres

Joue de ton mieux

Quand les gens écoutent

Ne répète pas.

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Partition d’UNBEGRENZT (2ème partie de "Aus den Sieben Tagen"

Stockhausen a été très influencé par la pensée de l’indien Sri Aurobindo, dont il connaissait depuis 1968 la vie et l’oeuvre, confirmé par le livre "Sri Aurobindo oder das Abenteuer des Bewusstseins" (Sri Aurobindo ou l’aventure de la conscience -Bern 1970). Aurobindo, est sans doute l’un des représentants les plus significatifs de la vie spirituelle indienne de ce siècle, qui implante la pensée évolutionniste dans la vieille tradition spirituelle de son pays. Dans le livre sur Aurobindo, l’auteur caractérise ainsi l’acte fondamental de ce dernier en ce qui concerne le yoga : il s’agit de contenir toutes les pensées et les émotions qui occupent normalement notre conscience, de ne penser à rien et grâce à cet état vide de la conscience, de créer la première condition propice aux intuitions venues d’un niveau de conscience supérieur. Et l’on peut lire plus loin : "Il est évident que nous devons d’abord quitter le vieux pays si nous voulons en découvrir un nouveau à l’intérieur de nous- mêmes." Stockhausen se trouve ainsi confirmé dans ses recherches musicales. Le moment essentiel de ses deux dernières pièces avant « Aus den sieben Tagen » était bien de réduire la partition à un minimum d’indications données d’avance, et d’assumer le risque consistant à se fier aux inspirations des musiciens pendant l’exécution.

Le texte « Es » est la réponse indirecte de Stockhausen à Aurobindo :

Ne pense RIEN

Attends jusqu’à ce que tu sois absolument calme en toi-même

Quand tu as atteint cela

commence à jouer

Aussitôt que tu commences à penser, arrête

et essaie d’atteindre encore

l’état de NON-PENSEE

Puis continue de jouer.

Interview de Stockausen

Extrait de « La musique du XXe siècle », (édition Robert Laffont 1975)

Quelles sont les origines de la musique ? Comment la culture a-t-elle continué à développer sa fonction et sa signification ?

Si l’on s’interroge sur l’ origine de la musique, il faut d’abord d’abord connaître l’origine de l’homme. Il est certain que la musique existe depuis que l’homme est sur terre. Mais les animaux aussi font de la musique, les atomes font de la musique, les étoiles font de la musique : tout ce qui vibre fait de la musique. La musique que perçoivent les hommes est une musique humaine. Pour que les hommes puissent la percevoir, la musique des atomes, des étoiles, des animaux doit être transformée. [...] J’ai dit souvent qu’en tant que compositeur, j’ai l’impression d’être un messager qui porte les nouvelles sans savoir ce qu’elles contiennent en réalité : je capte la musique comme un récepteur de radio et je la transmets. Bien sûr, il y a autant de sortes de musique qu’il y a y d’hommes différents. Il y a une musique qui met, de façon primaire le corps en vibration, certaines parties, certains centres du corps. Mais il y a aussi une musique qui met l’homme en relation avec l’Etre suprême dans l’univers, l’esprit suprême, l’esprit divin. Et il y a toutes les variantes qui vont d’une musique tout à fait élémentaire, que l’on trouve encore en partie dans certaines tribus, où le corps se meut jusqu’à l’extase, à celle où l’homme est délivré de son corps et prend contact, grâce aux vibrations avec ses origines et avec sa destination finale. On ne devrait donc pas penser que toutes les musiques se valent.

[...]Tout matériel susceptible de vibrer peut aujourd’hui devenir un matériel musical, même les vibrations de parties quelconques de matière que nous n’avons jamais entendues jusqu’ici. Prenons par exemple le grand tam-tam que nous avons ici : sa technique de construction est connue en Chine depuis plusieurs millénaires et de là elle est venue en Europe. Mais que quelqu’un produise sur ce tam-tam des bruits tout à fait étranges, par exemple en le grattant ou en le frottant, qu’on capte ces bruits avec un microphone placé tout près de la surface et l’on rendra alors audibles des vibrations qu’aucun homme n’a encore entendues. Je pense aussi à certaines pièces dans lesquelles on utilise en définitive comme matériel musical les vibrations molléculaires amplifiées de certains matériaux que jusqu’ici on n’a jamais entendues. Un de mes anciens élèves a, par exemple utilisé pour la première fois le chant des baleines que l’on n’avait jamais entendu faute de microphone sous-marin. C’est incroyable ce qu’on découvre-là comme mondes sonores nouveaux. Je crois que les mondes sonores sont encore extensibles dans la mesure où nos possibilités techniques nous permettent de faire entendre des vibrations aujourd’hui imperceptibles.

[...] Parfois on veut nous faire croire que nous faisons fausse route et qu’il existe des voies secondaires. L’homme avancerait comme dans la nature, aveuglément, dans différentes directions à la fois. Je suis de plus en plus persuadé que tout ce qui se passe finit par contribuer de manière positive à élargir notre conscience et à rendre la musique de plus en plus universelle.

Qu’en est-il de l’évolution des structures musicales ? Il y a toujours une certaine organisation du monde du matériel musical. Quelle en a été l’évolution ? Qu’en est-il aujourd’hui ?

Nous avons aujourd’hui atteint un point où beaucoup de gens, qu’il faut prendre au sérieux, fondent de grands espoirs sur ce qu’on appelle la musique sur ordinateur : l’homme a construit une machine à penser dont on dit qu’elle peut penser plus vite et établir des chaînes logiques plus complexes que le cerveau humain. On lui demande maintenant de composer des structures musicales, et il en résultera une musique qui restituera les capacités intellectuelles, mais non les facultés intuitives. [...] Avant que vous n’arriviez, nous avons essayé pendant trois heures avec un groupe de cinq musiciens de jouer de la musique intuitive. Il y a très peu d’indications de jeu ; ici, exceptionnellement, nous avons un rythme qui est noté. Mais il y a aussi des morceaux pour lesquels aucune base n’est donnée. Nous devons nous accorder les uns sur les autres pour qu’à travers notre jeu commun naisse, tout intuivivement, une musique nouvelle, jamais jouée auparavant. L’objectif consiste à laisser de côté autant que possible tout ce que nous connaissons déjà.

Comment la musique " pop" s’est-elle introduite dans la musique du XXe siècle ? Quelle est sa signification, sa fonction ?

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Stockhausen est rapidement adopté par des musiciens rock tels les Beatles, David Bowie ou encore Frank Zappa, qui se réclamera de son travail à plusieurs occasions. Il figure aussi sur la fameuse pochette du disque "Sergeant Pepper’s Lonely Hearts Club" Band.

Ce qui est certain, c’est qu’elle constitue une réaction de la jeune génération contre deux phénomènes : l’un qui est la musique légère européenne, les tubes des années 30, 40 et 50 que nous entendons encore à la radio, et l’autre qui est la musique de Jazz américaine, un mélange de musique d’église européenne ou de musique pour instruments à vent et de folklore africain. Cela donne un mélange tout à fait curieux d’ailleurs. L’harmonisation et les instruments sont en grande partie européens, et je crois que cela vaut même pour le style New Orleans original, clarinettes, piano, trompettes, batterie, mais une batterie européenne utilisée avec des caractères rythmiques primaires, telle la forme syncopée accentuée, qui proviennent de la tradition nègre. La musique pop a tout d’abord essayé d’intégrer les possibilités techniques déjà répandues dans la musique nouvelle, dite d’avant-garde, c’est-à-dire l’électronique, la technique des amplificateurs, du microphone, de la formation des sons synthétiques. En ce qui concerne la mélodie, les premiers groupes anglais ont puisé dans les fonds des débuts de la Renaissance et du Moyen-Age, ce qui à l’époque était assez inhabituel en Europe. lls se sont servis de systèmes de mesures asymétriques, et des modes d’église qui ne correspondent pas du tout au système simple des modes majeur et mineur. Tout cela a apporté une certaine fraîcheur. [...] Voilà pour les aspects positifs.

Il y a aussi eu une influence nettement regrettable de la musique pop. Telle que je la vois, et je l’ai souvent répété, elle est uniformisante. Et je trouve que dans le monde actuel il n’y a rien de pire que l’uniformisation. Car l’humanité devient une seule humanité ; ce stade est presque réalisé. En ce moment, chacun sur ce globe est concerné par la guerre au Moyen-orient et par chaque problème qui surgit n’importe où dans le monde. Nous sommes tous devenus une famille. Le tourisme, les échanges accélèrent ce processus. Et ce qu’il faudrait, c’est un mouvement contraire ou un mouvement parallèle qui soutiendrait une formation tout à fait individuelle, et non uniformisante. Cela va sûrement se produire prochaînement par réaction contre cet horrible processus d’uniformisation, en vertu duquel tout le monde devrait parler (mal d’ailleurs) la même langue, porter la même coupe de cheveux, les mêmes habits, voir les mêmes émissions à la télévision, entendre la même musique pop, être entièrement conditionné. Les conséquences sont naturellement regrettables pour l’ensemble de l’humanité. Car ce qu’il y a de plus beau sur cette terre et dans tout l’univers a, de tout temps, été la diversité, l’individualité, l’Unique.

Quel est le rôle du hasard dans la composition musicale ?

La musique occidentale a été construite depuis la Renaissance de façon toujours plus rationnelle, toujours plus intellectuelle et le hasard en a été progressivement exclu. Il y a eu des époques où l’on improvisait la musique et où sur un simple modèle mélodique donné, on construisait tout un morceau de musique. La musique n’était pas entièrement écrite. Il y avait bien certaines conventions sur la façon de procéder. mais dans le détail on était libre, laissé au hasard. Puis la musique a été de plus en plus fixée, déterminée, tout à l’image de la vie en Occident qui est de plus en plus planifiée. Et nous ne sommes pas près de voir la fin de cette méthode horrible de l’humanité qui consiste à tout fixer d’avance, à laisser dans la vie de moins en moins d’espace au hasard et par là à l’irruption de l’intuition. [...] Le fait que, dès le début des années 50, le hasard ait commencé à jouer un rôle très grand dans l’art, par exemple, et dans la musique surtout, découle directement de l’influence qu’a eue la théorie de la relativité sur d’autres domaines scientifiques : par exemple sur la linguistique, la phonétique et sur la théorie de information. [...] Des mathématiciens, devenus célèbres au début des années 50, comme Shane et Markov qui ont étudié les critères aléatoires en phonétique (en linguistique d’abord, mais aussi en musique), ont dû s’occuper des bruits. La nature des bruits réside dans la distribution aléatoire des vibrations à l’intérieur de certaines limites statistiques. Lorsqu’on adapte cela à la forme générale d’une pièce, disons une pièce de dix minutes, et qu’on lui donne une structure interne semblable à celle des bruits, on obtint une distribution aléatoire des parties et des éléments dans cette forme.

Dans les années 50, moi-même et quelques autres compositeurs aussi, avons introduit le hasard, le hasard dirigé, contrôlé dans la musique comme un élargissement de la concepdon classique d’une musique déterminée. Et cela a eu des répercussions dans beaucoup de domaines de la musique. Ainsi, on admet aujourd’hui tout naturellement que, dans les écoles, les enfants fassent de la musique qu’ils créent sur le moment, où très peu de choses sont préparées à l’avance, où les enfants peuvent librement déployer leurs sons et où l’on ouvre au hasard un temps et un espace bien déterminé. Aujourd’hui il n’y a plus de contradiction entre l’aléatoire et le non-aléatoire ; tous deux sont naturels.

Qu’en est-il de la finalité d’une oeuvre musicale ?

La querelle entre finalisme et non-finalisme est aussi superflue en musique que dans les autres domaines. Vous savez qu’il y a eu une période où on considérait une fin bien définie presque comme un anachronisme ; dans les années 50 et au début des années 60, les notions de début et de fin étaient devenues tout à fait relatives. Dans tous les domaines mais surtout en musique, on pensait à des pièces qui, dès le début sont " en plein milieux", qui n’ont à proprement parler pas de commencement et qui sonnent comme si elles avaient commencé depuis toujours, bien avant que les gens n’arrivent au concert. J’ai présenté beaucoup de pièces de ce genre où nous commencions à jouer bien avant que les gens n’arrivent dans la salle. Nous avons mis "sous musique" des maisons entières, ou jouant dans plusieurs pièces à la fois, nous commencions à jouer à 6 ou 7 heures, alors que les gens étaient prévus pour 8 heures. Ou encore nous avons donné des représentations en plein air : à Saint-Paul-de-Vence, dans le sud de la France, dans une forêt. Et même nous avons différé la fin de façon à jouer encore alors que les gens partaient déjà. A Saint-Paul-de-Vence, les musiciens sont partis peu à peu, les uns après les autres, de la cour intérieure du musée, en jouant et ils ont continué à jouer dans la forêt longtemps encore, jusqu’à 2 heures du matin, de sorte que les gens ne savaient vraiment pas s’il y avait une fin ou non. Dans une représentation que j’ai donnée à Darmstadt avec une pièce qui s’appelle « Musik für ein Haus », (Musique pour une maison), nous avons, comme je l’ai dit, mis toute une maison sous musique. Pendant le concert, nous enregistrions ce que nous jouions sur des bandes magnétiques que nous passions ensuite sur haut-parleurs ; à la fin, nous sommes partis les uns après les autres. Pendant toute la soirée, les musiciens changeaient de pièce, s’assemblaient toujours de manière différente dans des pièces différentes, et nous étions convenus que vers minuit, nous n’irions plus dans une pièce différentes, mais que nous sortirions peu à peu de la maison, les uns après les autres. Les gens sont restés longtemps encore, ne sachant pas s’il y avait encore des musiciens. Les enregistrements passaient toujours sur les haut-parleurs et, pour ainsi dire, il n’y avait pas de fin. Finalement, les gens se sont dit : " Bien. rentrons à la maison." Auparavant, j’avais beaucoup utilisé ce procédé dans mes compositions, et dans les années 50, j’ai publié des textes théoriques dans lesquels j’ai expressément postulé que l’on devrait, si possible, éviter une fin bien déterminée, parce que la conception de la vie devenait infinie, à nouveau infinie.

Longtemps la musique a reflété un sentiment de la vie selon lequel la mort est une fin. Et l’expression dramatique a reflété cette conception en particulier le théâtre grec. D’abord on présentait les personnages : c’était un véritable début : on apprenait à les connaître personnellement, ensuite venait un imbroglio terrible, ils s’assassinaient alors plus ou moins les uns les autres, et le drame le plus parfait était celui où à la fin, il ne restait vraiment plus personne. On ne pouvait plus continuer ou alors il fallait faire appel à un « Deus ex machina » pour réintroduire les personnages. Et pendant des siècles, toute la musique européenne s’est comportée d’une façon analogue. Les thèmes étaient exposés, présentés, utilisés de toutes les manières et vers la fin venait la reprise, très optimiste, recommençant le tout, comme si tout était parfait en ce monde. Ensuite c’était vraiment la fin. L’accord final était martelé encore une bonne vingtaine de fois (je sais bien que j’exagère un peu) et on pouvait applaudir. Beaucoup se sont révoltés. En littérature par exemple, nous savons que Proust et Joyce, pour ne mentionner que ces deux-là, ont composé des oeuvres vraiment très ouvertes. Et en musique, j’ai moi-même écrit beaucoup de compositions tout à fait ouvertes, où les tournures finales étaient faites comme si une nouvelle pièce allait commencer. Mais aujourd’hui je voudrais dire que cela aussi n’a été qu’une étape de transition historique. Il est aussi peu satisfaisant pour l’homme de se représenter que cela va continuer éternellement de la même façon que de se représenter que la mort est une fin. Quelque chose nous dit qu’aucune des deux conceptions n’est valable, Il y a une fin et il n’y en a pas. Il y a une finalité et il y a un infini. Il y a beaucoup de limites dans l’infini [...]

Quelles sont les méthodes de travail que vous employez actuellement ?

Il n’y a pas une méthode. Elle dépend du matériel et de la conception spécifique de chaque oeuvre. J’ai dû m’habituer, au cours de ces vingt dernières années, à développer une méthode nouvelle pour chaque oeuvres. Bien sûr, il existe des critères généraux qui sont toujours valables. Par exemple, il faut établir un équilibre entre les matériaux qu’on a choisis, afin qu’aucun aspect d’un matériau ne domine sur les autres. Ce sont des principes de base qui sont toujours valables. Mais les méthodes spécifiques sont très diverses. Lorsque je travaille en studio et que j’ai à faire uniquement à des sons synthétiques, les méthodes sont naturellement toutes différentes de celles utilisées lorsque nous jouons de la musique intuitive, avec quelques musiciens spécialement choisis. Pour des morceaux plus déterminés, on a une méthode inductive, c’est-à-dire que l’on dérive le résultat de principes de construction initialement donnés. En ce moment, je fais une pièce de ce genre : elle s’appelle « Inori », ce qui en français veut dire " adorations" . C’est une pièce dans laquelle j’emploie un mime qui est assis sur un podium au milieu de l’orchestre. Et pour la première fois, je me suis donné comme but de synchroniser les gestes des mains et de la tête de ce mime avec les sons produits par l’orchestre. Ces gestes sont des gestes de prière stylisés tirés de toutes les cultures de la terre et, en plus, j’en ai ajouté moi-même quelques-uns qui n’existent dans aucune des religions que nous connaissons. Il y en a treize en tout, réunis dans une forme fondamentale.

J’ai donc commencé par faire cette forme fondamentale avec toutes ses caractéristiques et avec des proportions bien définies. De cette forme primitive de 55 secondes, j’ai dérivé toute la pièce qui dure une heure. J’ai agrandi ma forme fondamentale en reportant exactement les mêmes proportions sur une heure et cela me donne les subdivisions de la grande forme. Tout ce qui se passe dans ces subdivisions est apparenté à la forme fondamentale, ses treize gestes, ses treize hauteurs de son, ses treize tempi et ses treize degrés dynamiques. Tout cela s’étend à la grande forme. Toute une oeuvre est donc dérivée d’une forme originelle.

Et pour la première fois, je m’impose de mesurer chaque geste avec précision, c’est-à-dire que pour chaque mouvement le temps est exactement défini. J’ai dû inventer une notation tout à fait spécifique pour décrire les mouvements. Il a fallu ensuite exprimer cela par des notes, puisqu’il faut rester absolument synchrone avec l’orchestre. C’est donc là une méthode que je dois dériver entièrement du processus lui-même, je n’ai aucun repère. Rien de tel n’existe nulle part. La pièce que nous avons répétée aujourd’hui sera une première que nous donnerons à Metz en novembre. Cette pièce s’appelle « Ceylan ». Je l’ai écrite à Ceylan en voiture, et elle consiste en un texte court et un rythme. Je vous lis le texte : " Ceylan, pour un petit ensemble, par exemple tambour de Kandy, une paire de cymbales antiques, deux hautbois ou cors anglais, éventuellement une voix." Nous ne réunissons pas cela pour notre ensemble, nous avons un pianiste, je joue le tambour de Kandy, Peter Eötvös joue des cloches perses, divers autres instruments à percussion et du "Synthesizer" électronique, Joachtm Krist Joue du tam-tam, Harald Bojé joue de l’électronium. Le texte de la composition dit : " Tout est divisé en deux et quelques minorités. Aux époques de fête, un rythme." Puis vient un rythme écrit sur toute une page que nous utilisons aux temps de fête au cours d’une représentation. C’est donc une pièce qui ne consiste qu’en une phrase et qui suggère seulement une organisation formelle générale. Alors que pour « Inori », dont je vous ai parlé, j’ai passé cinq mois à ma table de travail pour la noter. C’est pourquoi il m’est presque impossible de répondre à votre question. Il n’y a pas de méthode, à l’exception des critères généraux que j’ai mentionnés au début, équilibre des matériaux sonores, des différents paramètres musicaux.

Est-ce que pour vous aujourd’hui cela a encore un sens de répéter un concert, si on exepte l’enregistrement ? Vous ne pouvez plus comme auparavant tout noter ?

Non, beaucoup de morceaux sont complètement notés ; pour d’autres, comme celui que nous venons d’évoquer et qui est extrait d’un cycle de dix-sept textes pour Musique intuitive, cycle qui s’appelle "Für kommende Zeiten" (Pour les temps à venir), presque rien n’est noté. Ainsi il y a les deux. Je trouve qu’il devrait toujours y avoir les deux et non seulement l’un ou l’autre.

Mais on pourrait les transcrire par la suite ?

Cela m’intéresserait beaucoup. J’ai moi-même passé plusieurs mois à transcrire une de mes pièces que nous avions produite en studio : elle s’appelle "Hymnen" (Hymnes) et dure 113 minutes. Il s’agit d’une composition purement électronique et je l’ai transcrite sur papier en utilisant des écouteurs et divers instruments de mesure, tels des chronomètres qui mesurent au 10e de seconde, des appareils à mesurer les fréquences, des appareils à mesurer les intensités. Ainsi ce document sera disponible plus tard à des fins d’étude. C’était là un pur travail d’application et je n’ai pas été très créatif pendant toute cette période. Mais je dois dire que j’ai extraordinairement éduqué mon oreille et mon attention : imaginez que vous passiez 8 à l 0 heures par jour à transcrire, cela rendra votre oreille extrêmement fine et précise ! Comme j’avais l’ambition de faire mon travail avec autant de précision que possible, cela a été un merveilleux exercice de concentration.

Bien sûr, on pourrait également transcrire ce que nous avons joué intuitivement. Il est intéressant que vous me parliez de cela maintenant : j’ai justement reçu hier soir un disque, extrait d’un cycle qui s’intitule "Aus den sieben Tagen" (Venu des sept jours). Il s’agit de sept disques que nous avons enregistrés en une seule semaine, sept heures de musique qui vont sortir chez Polidor international (l’ancienne Deutsche Grammophon Gesellschaft). Je devais écouter cette épreuve qui s’appelle "Goldstaub" (Poussière d’or). Ce disque est si extraordinairement bon que je ne puis m’imaginer que j’aurais pu composer cela à ma table de travail. C’est une musique tout à fait nouvelle, inhabituelle et qui vous saisit profondément. Et je pensais, en venant à la répétition de cet après-midi, que si un homme avait assez d’amour et en même temps la faculté pour transcrire cela sur papier, ce serait d’une valeur inestimable. On pourrait ensuite la rejouer et je ne vois aucun inconvénient à jouer le plus souvent une oeuvre aussi réussie. Cela est très rare et tous ceux qui l’entendraient, s’en réjouiraient énormément.

De même que le langage écrit ne couvre qu’imparfaitement la réalité, le langage musical est-il insuffisant ?

La notation musicale est tout à fait limitée et sans une tradition qui dit comment on doit lire les signes, la musique ne serait pas jouable. A Stockholm, des gens ont pris une de mes partitions : "Elektronische Studie II" qui est une musique électronique que j’ai moi-même composée exclusivement en studio. Ils l’ont reprise avec un appareil nouveau à synthèse musicale automatique : le résultat est affreux. Cela sonne comme une boîte à musique mécanique ; toute la vie de ma pièce est détruite. Et portant, on a exactement suivi la partition, il n’y a pas de différence avec ce que j’ai noté. Mais tout est mort. Il faut donc une tradition auditive bien développée. Il faut pouvoir dire : " Tu dois faire cela d’une autre façon, mon professeur l’a joué de cette manière-ci... " C’est cela qui insuffle la vie. C’est exactement comme pour les mots. Même davantage, car pour les mots, vous pouvez voir leur sens dans un dictionnaire, en musique il n’y a rien de tel.

Dès qu’une musique est écrite, elle peut être interprétée par quelqu’un d’autre, elle peut représenter une nouvelle création : c’est la part de la création dans l’interprétation. Ne serait-il pas intéressant de pouvoir retrouver dans vos compositions une expression écrite qui permettrait une recréation nouvelle ?

Oui, mais dans une mesure beaucoup plus grande que dans l’ancienne musique. C’est pour cela qu’on a élargi le système musical et qu’on a permis cette intégration du hasard contrôlé et de toutes les relations indéterminées. Grâce à cette nouvelle notation, tellement ouverte, une oeuvre musicale peut se développer maintenant comme un être vivant, comme un enfant qui, à un moment donné, m’apparaît comme un enfant que je ne reconnais plus. La première oeuvre que j’ai écrite dans ma vie et qui est précisément composée comme un être vivant, s’appelle "Plus-Minus". J’ai demandé à l’interprète qui, à partir du matériel a fait une version de l’oeuvre, de communiquer à l’éditeur l’état final de sa version, pour que l’éditeur puisse donner ses informations à ceux qui veulent réaliser d’autres versions en partant de cet état final.

Il est essentiel de considérer toujours davantage l’oeuvre artistique comme un processus. C’est là un de mes apports essentiels pour le développement de l’art et de la conscience tout entière à notre époque : que le processus est au moins aussi important, dans certains cas même plus, que l’objet fini. Ainsi pour l’homme, le passage à travers la forme humaine est plus important que le fait qu’il est un homme. Il faut se concentrer davantage sur ce que l’homme est en phase de devenir et sur ce qu’il a été avant, plutôt que sur ce qu’il est maintenant. Ce qu’il est maintenant n’est intéressant que dans la mesure où cela représente un court moment dans l’histoire de l’univers et que l’on doit considérer d’une façon toute relative afin de mieux se concentrer sur les prochaines étapes de l’homme. De même, en musique le processus d’une oeuvre devient de plus en plus l’objet de la composition. Le fait d’exposer des processus et de les faire vivre, le fait aussi que la musique naisse au moment de l’exécution devient de plus en plus le thème de la composition, et non plus l’objet cristallisé.[...]

Exemples sonores

- Extrait de l’oeuvre (interprétation modifiée par ordinateur) :

http://www.bm-toulouse.fr/expo/168.html

- Exemple d’interprétation (Treffpunkt : clarinette Jean-François Charles, contrebasse Franck Cottet-Dumoulin) :

http://www.jeanfrancoischarles.fr/2007/11/treffpunkt-karlheinz-stockhausen.html

Sélection d’enregistrements

- Ensemble Musique Vivante, direction Diego Masson (05/01/1989) :

http://www.cdmail.fr/affich_fich.asp ?refcdm=CDM059703

- D’occasion :

http://www.priceminister.com/offer/buy/17513417/Stockhausen-Aus-Den-Sieben-Tagen-CD-Album.html

Liens utilisés pour cet article

- http://www.festival-automne.com/public/ressourc/publicat/1988stoc/stku040.htm

- http://brahms.ircam.fr/index.php ?id=3060

- http://www.olats.org/pionniers/pp/stockhausen/biographieStockhausen.php

Liens complémentaires

- Site officiel de Karlheinz Stockhausen. Contient de nombreuses informations, notamment sur la maison d’édition : Stockhausen Verlag :

http://www.stockhausen.org/

- "La pensée de Stockhausen" par Bruno Bossis & Leonardo/Olats, juillet 2002

http://www.olats.org/pionniers/pp/stockhausen/penseeStockhausen.php

- "Karlheinz Stockhausen - Maître musicien et mystique" de Richard Steinitz, Traduction : Michel Teller :

http://www.arsmusica.be/cms/acompositeur_fr.php ?oobj=artco&iobj=193

- "La situation musicale, l’expérience vécue de la musique" Mémoire de Master2 (Lille III) de Rémi Lavialle

http://edesac.recherche.univ-lille3.fr/articles/LavialleMaster.pdf

- « Engagement dans l’improvisation libre » de Thibault Walter, compositeur

http://thibault.walter.free.fr/engagement.pdf

- « Hommage à Karlheinz Stockhausen » de resmusica

http://www.resmusica.com/aff_articles.php3 ?num_art=4703

- « Interview du claviériste Antonio Pérez Abellan, à l’occasion de « la Settimana Stockhausen » par Fabrizio Rota :

http://cahiersacme.over-blog.com/article-14559537.html

    Joëlle KUCZYNSKI
    Responsable administration de l’école à distance POLYPHONIES. Conception et réalisation des supports formation. Responsable rédaction du Mensuel. Chanteuse.
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