Le blog de Polyphonies, école à distance d’écriture musicale et de composition.

L’harmonie des sphères

Nous ne résistons pas au plaisir de reporter ici un large extrait de la page web concernant « l’harmonie des sphères » dûe à Didier Guiraud de Willot. Nous approchons cette conception au cours 4 (cédérom 1) à propos de la structure du mode majeur. Mais nous n’avions pas eu, alors que nous réalisions ces cours, ni le temps ni les moyens de placer une étude vraiment étoffée sur la question... qui était un peu hors-sujet dans nos cours, il faut dire. Mais Didier Guiraud de Willot a fait les choses très bien : voici l’extrait d’un site aussi savoureux que documenté. Lire l’article

Extrait de "Orgues à nos logis", site réalisé par Didier Guiraud de Willot [1]

L’HARMONIE DES SPHERES, ou la cosmologie appliquée à la gamme musicale.

 [2]

La clef fondamentale de l’ordre cosmique ne peut se trouver que dans une parfaite harmonie. Sans elle, la musique ne peut exister car l’harmonie est l’essence même des sons organisés. Forts de cette évidence, les Anciens tentent d’associer le plus étroitement possible le cosmos et la musique afin d’en montrer la parfaite symbiose.

Pythagore est probablement le premier à associer étroitement la musique et l’astronomie. Son intérêt pour la musique le pousse à définir la gamme qui porte son nom suivant deux principes : il n’existe que 7 intervalles entre les notes d’une gamme et la somme de ces intervalles est égale à 6 tons. Sa fascination pour les rapports numériques dans les harmonies musicales l’amène à tenter d’expliquer de la même manière les autres phénomènes de la nature, y compris le cosmos. Il utilise le mot "cosmos " pour désigner un univers ordonné et harmonieux. La dualité entre l’harmonie et l’astronomie fut ainsi établie par l’école Ionienne de Pythagore au 6e siècle avant notre ère.

La Terre est considérée comme un corps céleste isolé dans l’espace, au centre d’une sphère. Les planètes ne sont pas toutes à la même distance de la terre, posées sur des anneaux circulaires opaques. L’ordre des planètes fait appel à une hiérarchie fondée sur la mythologie, dans l’ordre : Terre - Lune - Vénus - Mercure - Soleil - Mars - Jupiter - Saturne - Fixes (étoiles). Une fois cet ordre établi, il faut donner des distances. La méthode va donc consister à deviner la loi des distances plutôt que de la calculer, suivant le principe de Pythagore.

Etant donné qu’il y a autant d’intervalles musicaux qu’il y a de planètes, il suffit de placer celles-ci suivant les rapports harmoniques. Les sept planètes sont comme les sept cordes d’une lyre. En fixant la valeur du ton comme étant égale à la distance Terre - Lune, les Pythagoriciens établissent ainsi la première échelle planétaire. D’après eux toutes les planètes, y compris le soleil et la lune, tournent autour de la terre à vitesse constante suivant des orbites obéissant aux mêmes rapports numériques que la gamme. Chacune d’elle produit un son correspondant au si pour Saturne, do pour Jupiter, ré pour Mars, mi pour le soleil, fa pour Mercure, sol pour Vénus et enfin la pour la Lune.

[...]

Boèce a repris la construction de Pythagore attribuant cette fois la note ré à la Lune (au lieu du la initial), à Mercure le do, et ainsi de suite : Lune ré, Mercure do, Vénus si, Soleil la, Mars sol, Jupiter fa, Saturne mi. On retrouve une telle cosmologie dans les anciennes cultures orientales, en Inde et en Chine notamment.

Dans un fragment de musique grecque qui nous soit parvenu - l’hymne au soleil de Mesomède de Crète, 130 av JC - on se fait une idée de la musique antique : chaque note est émise seule, sans accompagnement (elle est dite homophone) et l’ambitus de la mélodie est faible. Les notes appartiennent à une suite bien définie de sons. On peut aussi par la musique expliquer l’ordre des jours de la semaine dont l’ordre apparemment arbitraire se réfère en fait à la gamme de Boèce.

En remplaçant chaque jour par sa note, la semaine se déroule suivant une série de quintes parallèles descendantes :

Lundi Lune ré,

Mardi Mars sol,

Mercredi Mercure do,

Jeudi Jupiter fa,

Vendredi Vénus si,

Samedi Saturne mi,

Dimanche Soleil la.

[...]

Dans le domaine de la science des sons, les Grecs n’ont produit que deux traités majeurs : "La division du canon" d’Euclide, et "Les harmoniques" de Ptolémée. Dans le second, les différentes théories musicales sont soigneusement analysées et comparées à l’harmonie des sphères, conformément aux théories pythagoriciennes. Ptolémée insiste particulièrement sur les relations entre certains mouvements des astres et différentes propriétés caractéristiques des sons, entre le tétracorde et le système solaire, entre les premiers nombres du système parfait et les premières sphères du monde, enfin entre les propriétés des planètes et celles des sons.

[...]

Au fur et à mesure que la conception de l’univers évolue en se perfectionnant, la musique aussi évolue.

Depuis la lyre d’Hermès à 4 cordes on avait vu apparaître la lyre de Terpandre dont les 7 cordes correspondaient à la jeune théorie pythagoricienne. Terpandre innove en matière d’écriture musicale et rythmique.

L’évolution continue lorsqu’une huitième corde est ajoutée, celle-ci attribuée au zodiaque car celui-ci lie le signe de naissance d’un individu au déroulement de son existence (c’est la date de conception chez les Babyloniens !).

La Terre elle-même devant être prise en compte, une neuvième corde voit le jour.

Cependant, pour pouvoir produire un son, la terre doit être mobile. Ainsi naît le premier modèle non anthropocentrique, dit modèle de Philolaos, où la terre n’occupe plus le centre du monde mais tourne en un jour autour d’un feu central autour duquel tourne également une anti-Terre qui nous est cachée, de même que le feu central puisque nous habitons sur la face tournée vers l’extérieur.

Sautons quelques siècles pour arriver au moyen age. Les neuf cordes de la lyre céleste augmentent jusqu’à 15 pour expliquer, au-delà des planètes, le Ciel, les Puissances, les Principautés, les Dominations, Trônes, Chérubins et autres Séraphins, pour aboutir à Dieu. A l’autre extrémité il y a la terre qui, ayant retrouvé son immobilité au centre du monde, ne peut participer à l’harmonie générale et conserve le " silentium ".

[...]

Tout au long du moyen age l’étude de l’harmonie est une partie intégrante des mathématiques. Anthropocentrisme et harmonie sont les principes avec lesquels l’église étend son autorité mais il convient aussi de célébrer les louanges du créateur par le chant. L’accord entre la théorie et la pratique est réalisé d’abord par la dénomination des notes ut ... ré ... mi ... fa ... sol ... la ... si (le " si " est arrivé plus tard !) et ensuite par l’introduction de la mesure au 12e siècle.

Le plain-chant est abandonné au 10e siècle au profit de l’organum consistant en l’exécution de la même mélodie par deux voix distantes d’une quarte ou d’une quinte. Ensuite vient le déchant, strict contrepoint note contre note, pour aboutir à la polyphonie à travers Machaut et Jannequin qui intégra même les bruits de la vie dans ses compositions.

L’hymne du 12e siècle " Naturalis concordia vocum cum planetis " est l’œuvre musicale la plus ancienne connue inspirée de l’harmonie des sphères. Il utilise une gamme planétaire de 2 octaves, la première consacrée aux astres et la seconde à la zoologie des bienheureux. Elle diffère de celle de Boèce :

Ciel fa,

Saturne mi,

Jupiter ré,

Mars do,

Soleil si,

Vénus la,

Mercure sol,

Lune fa,

Terre silentium !

A la Renaissance, cet équilibre idéal entre harmonie et physique devient intenable par la quantité de sphères et d’épicycles nécessaires pour expliquer les écarts et les nombreuses anomalies observées. La vieille théorie de Philolaos qui faisait de la terre un astre mobile et sonore revient à la mode et est reprise en 1453 par Copernic (théorie de l’infini qui ne peut pas avoir de centre). La quête d’harmonie idéale correspond, sur le plan technologique, au développement de l’horloge, mère de toutes les machines. L’univers n’est qu’une vaste horloge mise en place par le Créateur ... La musique est alors soumise aux impératifs rythmiques.

[...]

La révolution copernicienne entraîne la perte de notre anthropocentrisme : la Terre n’est plus qu’une planète comme les autres, tournant autour du Soleil.

Léonard de Vinci consacre un chapitre de ses travaux afin de savoir " si le frottement des cieux fait son ou non " et apporte des arguments pour réfuter la théorie.

Johannes Kepler hérite [des documents de Tycho-brahé] et énoncera les lois relatives au mouvement des planètes. Kepler attribue au soleil une fonction motrice, anime les planètes sur une orbite elliptique. Insatisfait, il recherche l’harmonie des sphères dans l’harmonie musicale, mode mathématique qui a le plus de chances d’être le fil conducteur vers la compréhension des intervalles planétaires. Dieu est architecte et géomètre mais il est aussi surtout musicien, donc il ne peut en être autrement ! Ce Dieu musicien doit donc attribuer à chaque planète une phrase musicale qui lui soit propre puisque, selon la tradition, chaque planète est vivante et douée d’une âme.

Selon Kepler la vitesse angulaire de chaque planète, dans son mouvement autour du Soleil, mesurée en secondes de degré par jour, fournit le nombre de vibrations de chaque son. Sur une orbite elliptique, la vitesse de chaque planète n’est pas constante et ce son décrit une phrase d’autant plus étendue que l’ellipse de l’orbite est allongée. La note fondamentale correspond à l’aphélie (distance maximale par rapport au Soleil).

Kepler arrive ainsi à obtenir les mélodies de base de chacune des planètes, les notes de la Terre pouvant être simplement mi, fa, mi, fa, ... Autrement dit : " miseria, famina, miseria, famina ... " (indéfiniment). Ce n’est pas là la vision d’un joyeux drille !

Le chant de Mercure est un soprano (sopraniste ? Mercure ?). Celui de Vénus est un contralto et, en continuant ainsi à s’éloigner du Soleil, celui de Mars un ténor léger, et pour les géants Jupiter et Saturne, deux basses profondes.

Le résultat de ses travaux harmoniques " Harmonices mundi " est publié en 1619 [3] :

 L’ambitus orbital de Mercure se compose d’une octave plus une tierce : do ... do ... mi.

 Vénus répète inlassablement la même note : mi , mi , mi ...

 La Terre se limite à un demi ton : sol , lab , sol ...

 Mars donne une quinte : fa , sol , la , sib , do ...

 Jupiter se promène sur une tierce grave : si ... ré,

 ainsi que Saturne : fa ... la

Marin Mersenne traduisit les ouvrages de Galilée et reprend ses travaux sur la vibration des cordes dans son " Harmonie universelle " en 1636. Son intérêt pour l’astronomie le pousse à y inclure des dessins de télescopes afin de réactualiser la question de l’harmonie des sphères.

Par la suite, si le divorce est définitivement consommé entre l’astronomie et l’harmonie, les planètes et les étoiles ont inspiré de nombreux musiciens et des témoignages de l’état des recherches se trouvent souvent traduit en musique. Pour citer quelques exemples, l’oratorio " la Création " de Joseph Haydn est inspiré des travaux de William Herschel qui a émis l’hypothèse d’une explosion originelle de l’univers et des théories d’Emmanuel Kant. " Und es werde licht ! ".

Notes

[1] Voici un site perso très complet sur l’orgue, réalisé par Didier Guiraud de Willot, facteur amateur aussi modeste qu’éclairé, qui a intitulé son site « l’orgue dans tout ses états, sauf ceux qui sont déjà sur les autres sites ». Et effectivement avec compétence et humour, DGW compile ici une somme impressionnante d’articles historiques et techniques très documentés, se rapportant de près ou de loin à l’instrument. Vous trouverez une synthèse des principaux traîtés (d’Arnaud de Zwolle en 1440 à Cavaillé-Coll en 1860), des études sur les esthétiques visuelles et sonores, ou sur divers éléments techniques (le tempérament musical, la gamme de Zarlino etc), l’interprétation de la musique d’orgue, et j’en oublie. La page concernant la réalisation de son orgue positif « pas comme les autres » (« Armand-Louis » 1992) est savoureuse et indispensable pour comprendre les problèmes posés à un facteur d’orgues !

[2] Propos extraits de l’excellent bouquin de Dominique Proust : “L’harmonie des sphères”, éditions Dervy-livres.

[3] Lors d’une très ancienne émission sur France Culture consacrée à Kepler, nous avions entendu le résultat sonore de ces recherches. C’était quelque chose entre le son d’un orchestre qui s’accorde et la musique minimale !

    Joëlle KUCZYNSKI
    Responsable administration de l’école à distance POLYPHONIES. Conception et réalisation des supports formation. Responsable rédaction du Mensuel. Chanteuse.
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