« C’est ce cœur de la pensée créative de Webern que manifeste la construction de ses séries dodécaphoniques. Empirique et malaisée jusqu’à l’opus 19, cette quête d’une sorte de "divine proportion" avance à partir de l’opus 20 de façon continue, selon deux voies d’exploration complémentaires » nous dit Alain Galliari dans sa biographie « Anton Von Webern » (ed. Fayard). Nous verrons, dans ce dossier à trois volets, quelles sont ces voies explorées par le compositeur, nous donnant l’occasion d’aborder plus en détail l’écriture sérielle. Lire l’article
SOMMAIRE
1-LES PREMIERES SERIES : LA SEGMENTATION SERIELLE
2-LA "PREMIERE VOIE" : STRUCTURATION SYMETRIQUE DES 12 SONS
3-LA "SECONDE VOIE" : CROISEMENTS ET PERMUTATIONS SERIELLES
Jusqu’en 1925, L’écriture de Webern s’ébauche avec difficulté. Sans le recours à la tonalité, elle repose essentiellement sur l’utilisation généralisée du chromatisme, seul matériau compositionnel disponible. Mais « une fois que les douze sons étaient énoncés, l’œuvre était finie » avouera plus tard Webern. Nombre d’essais inaboutis, alternés à des périodes de silence, traduisent cette crise qui consiste, comme l’a écrit Schoenberg en préface aux Bagatelles de Webern, à « exprimer un roman dans un soupir. »
Les premières séries de Webern ont été composées entre l’automne de 1924 et celui de 1925. Elles apparaissent avec les mélodies des Kinderstûck et celle du Klavierstück (automne 1924).
Durant cette période, l’écriture dodécaphonique de Webern devient véritablement sérielle, quoique sans véritable rupture stylistique pour le moment. En effet, dans ces premières séries, on retrouve encore une construction chromatique, mais cette fois organisée par groupe. Alain Galliari [1] note que « Webern tente ainsi de structurer les douze sons par différents découpages en groupes chromatiques, sans parvenir à un résultat conséquent ». Le but de ces premières séries semblent être avant tout de d’expérimenter les propriétés compositionnelles des intervalles.
Notons ici les intervalles que Webern choisi, par ordre de fréquence :
1. Le demi-ton, de loin majoritaire
2. la tierce mineure et majeure
3. le triton
4. la quarte (ou son renversement, la quinte), utilisé épisodiquement
5. Le ton, peu représenté
6. la quinte diminuée, qui acquerra plus tard un rôle de premier plan, est très rare dans ces premières séries
Pour autant jusqu’ici, « aucune de ces premières séries ne possède encore de propriétés de construction véritablement utiles au développement de l’écriture », constate le musicologue. Néanmoins, une première trouvaille est amorcée : « certaines montrent toutefois des relations d’identité qui les rendent en partie combinatoires. C’est le cas de celles du Klavierstück, des deuxième et des troisième mélodies de l’op.17, et de la deuxième de l’op.18 ». Webern tient là enfin un moyen nouveau qui lui permettra d’organiser dans ses œuvres un véritable développement, et d’atteindre une cohérence, concevant la série comme germe de l’œuvre, sa "Loi" dit-il.
Grâce à la trouvaille que constituent les relations d’identité, Webern peut enfin vraiment justifier la valeur d’accomplissement historique qu’il confère au dodécaphonisme, y voyant tout à la fois " l’aboutissement naturel " de l’évolution du langage musical et " l’idéal des compositeurs de toutes les époques ", le but que " tous les grands maîtres ont eu instinctivement devant les yeux ".
Dans la 2 ème série de l’opus 18, A. Galliari discerne une construction sur un motif, c’est-à-dire un schème qui sera d’ailleurs repris dans certaines séries ultérieures. L’introduction du schème dans la série ouvre ainsi pour Webern un nouveau champ d’investigation. Cette série "révèle en effet une succession de tierces mineures descendant chromatiquement d’autant plus propice à la construction de motifs qu’elle abrite un canon potentiel (les sons 8-11 constituant une transposition à la quarte des sons 1-4 ou au triton des sons 3-6) . L’organisation symétrique se trouve ici en germe, même si elle est encore inaboutie, la transposition du motif 1-4 ne pouvant être exacte". L’intention est poursuivie dans la 3ème série, "qui enchaîne deux groupes de cinq notes dont le second est une transposition du premier, les deux sons restants reprenant le début du motif". Voilà donc apparue une première division segmentaire de la série, bien que Webern n’ait pas encore l’idée de diviser les douze sons en segments égaux (2 x 6, 3 x 4 ou 4 x 3).
Après ces premières tentatives, Webern franchit l’étape décisive de la structuration des douze sons avec les séries imaginées pour le Trio op. 20 (1926) et pour la Symphonie op. 21 (1927), reposant toutes deux sur une articulation nouvelle : la symétrie des segments, qui ouvrira son écriture sérielle à des explorations neuves et riches.
[1] Musicologue, directeur de la Médiathèque Musicale Mahler, Alain Galliari a dirigé les collections musicales des éditions de L’Arche et du Castor Astral, où il a édité des textes de Berlioz, Liszt, Tchaïkovski, Xenakis, ou Colette (Au concert, 1992). Il a publié plusieurs ouvrages, dont un livre d’entretiens avec le compositeur Claude Ballif (L’Habitant du labyrinthe, 1992) et une grande biographie d’Anton von Webern (Fayard, 2007) qui a obtenu le Prix des Muses 2008–Prix spécial du jury, ainsi que le Grand Prix de la critique 2007-2008 (Meilleur livre musical). Il vient de publier chez Fayard Franz Liszt et l’espérance du Bon Larron (sorti en librairie le 2 février 2011).