Nous avons vu dans la première partie de ce dossier l’utilisation par Mozart du "schème du défi", tout au long du final du 2d acte de Don Giovanni. Reprenons maintenant pas à pas le déroulement de la scène finale, pour y découvrir quelques autres motifs significatifs. Lire l’article
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 1ère partie Lire l’article)
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 2ème partie Lire l’article)
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 3ème partie Lire l’article)
FINALE N°26
vidéo : 2:39:00
L’introduction débute sur un rythme de régiment de cavalerie dont on croirait entendre la sonnerie de trompette. L’autre thème [1] évoque déjà, sur un motif pulsionnel ascendant, l’arrivée du Commandeur. Le motif est confié aux vents, ainsi qu’aux violons avec des coups d’archet redoublés et des forte piano qui accentuent le caractère pulsionnel du schème initial. Les deux thèmes vont ponctuer le dialogue entre Don Juan et son valet.
Se glisse subrepticement, un autre motif, d’une désinvolture violente signalant le divertissement à tout prix, la règle absolue de la morale de Don Juan : « io mi voglio divertir, je veux me divertir... »
Et ce ne sont pas les petites danses à la mode que Mozart insère ironiquement pour accompagner le divertissement gastronomique, qui dégèleront l’atmosphère glaciale de cette scène. D’ailleurs, l’incise [2] de croches serties de silences nous le rappelle avant la citation des Noces de Figaro. « Je connais bien ce morceau ! » dit Leporello. En effet, c’est Figaro qui chante le départ de Chérubin pour l’armée. Celui-ci est puni par le Comte, pour sa trop grande galanterie. Un clin d’œil comique comme il y en aura beaucoup d’autres, dans ce climat de terreur.
Même l’insoutenable précipitation de doubles croches en gammes descendantes (partition p.297/298), qui décrira la chute de Don Juan, prend ici, comme dans les Noces, un petit air narquois à la clarinette.
Scène XVI vidéo 2:43:40
Tout à coup, surgit Donna Elvire. Il n’y a pas d’autre mot pour écrire ce bondissement, ce grondement de six croches qui résonnait déjà au début de l’Ouverture des Noces de Figaro, cet opéra « mondain » où l’utilisation de ce schème n’est pas anodine. Mais ici, c’est un début d’orage qui ébranle le ciel et le zèbre d’éclairs dansants, sur un rythme de valse.
Un subit embrasement éclaire les mots : « pietade io sento... je suis prise de pitié... ». C’est le cœur d’Elvire qui éclate, tandis que la foudre tombe et cloue au sol tous les personnages. Stupéfiés au sens littéral du mot, les deux compères occupés à s’empiffrer, sont en effet, sur les genoux (comme ne le montre pas la mise en scène de cette version), comme Elvire, même si c’est pour la railler. Donna Elvire se sent complètement outragée. Sur le motif du Défi, les « affanni miei » d’Elvire, et les « quasi da piangere » de Leporello, mêlent le tragique au comique, en une alchimie qui donne un ton unique à cet opéra.
(vidéo 2:44:42)
Sur le même dessin que le « pietade », Elvire crie à Don Juan : « change de vie ! ». Mais Don Juan ne peut que rester à sa place de cavalier qui ne sait que monter les chevaux et les femmes : « Brava ! Brave femme !! ». Vraiment, il ne comprend pas ! Alors, Elvire se met à hurler sur cette octave qui lui sert d’imprécation dans ses moments de désespoir : « Cor perfido ! » (partition p.302). Cette perfidie, Don Juan va l’assumer jusqu’au bout, en invitant son ancienne épouse à s’empiffrer avec lui. Et en portant un toast, il charge le motif du Défi, d’une immense dérision : « Vivan le femmine, viva il buon vino ! Vive les femmes, vive le bon vin ! » Et comme seul, Mozart est capable de le faire, sur un air populaire dont il a le secret et qui reste dans la mémoire sitôt entendu, il transforme le toast en chant révolutionnaire, rejoignant le « Viva la liberta » de la fin du 1er acte.
Les cris d’anathèmes lancés par Elvire mélangés au toast de Don Juan et aux réflexions désabusées de Leporello, résonnent comme une immense clameur insensée. Mais la glace de l’iceberg sur laquelle on crie et on danse, va commencer à craquer. C’est Elvire, puis Leporello, qui manquent de tomber dans le gouffre en poussant un cri abominable. Il viennent de croiser la Statue de pierre. Leporello revient en « hoquetant », [3] sur les mots : « ah padrone io gelo, maître, je tremble ». Et il mime d’une façon grotesque, la marche de la statue : « Ta, ta, ta ! ».
Aussitôt, on entend des coup violents frappés à la porte, sur un motif déjà annoncé deux ans auparavant dans un 1er thème du 1er mouvement du Concerto en ré mineur pour piano et orchestre de 1785.
Scène XVII (vidéo 2:47:15)
Tout cet intermède est balayé par l’immense bourrasque de l’accord de 7ème mineure diminuée de LA mineur, se résolvant sur l’accord de 7ème de dominante de RE mineur. Notons que ce dernier accord qui ouvre une porte sur l’Au-delà, est encore plus mystérieux, entouré de silence, avant le Lacrymosa du Requiem, comme avant les épreuves de Tamino et de Pamina. L’ancien commandant de garnison devenu le COMMANDEUR, statue de pierre, souvenir figé, l’homme pétrifié par excellence, entre solennellement, selon la mise en scène. Cette solennité évoque le rite, et il n’y a pas de rite sans mythe dont on fait mémoire. C’est à ce niveau, à notre avis, et non à celui d’un miracle chrétien, qu’il faut rejoindre la pensée de Mozart. Et le battement trochaïque, noire pointée, croche, sorte de marche funèbre ou de glas haletant, ajoute encore à cette liturgie des morts, sur lequel retentit le Grand Appel : « Don Giovanni », cadence parfaite, jamais aussi bien honorée qu‘en cet instant où se concentre l’énergie de la Terreur. Dans le ré mineur des angoisses et des regrets, Mozart restitue au Commandeur, le motif du défi : « A cenar teco, invitasti, à dîner, je t’invite ! »
Don Juan, quand même surpris par une telle visite, ne perd pas la face : « Je ne l’aurais pas cru ; mais je vais faire ce que je peux ». Et il reprend ce même motif pour ordonner à Leporello : « un’altra cena fa che subito si porti ! Vite, apporte un autre dîner ! ». Devant une telle désinvolture, la musique se comporte comme si elle se détournait la face pour pleurer, comme si le cœur de Mozart se mettait à saigner de désolation. Ce n’est pas la première fois que, dans ce dramma giocoso, cet opéra buffa, Mozart laisse éclater sa douleur. Il suffit de se souvenir du sextuor de la scène VII au 2ème acte (partition p.221), et du chromatisme descendant sous les appels à la pitié de Donna Elvire. Mais ici, il faut prêter l’oreille et le cœur pour communier à ce motif de quatre notes dans lesquelles se reconnait le schème de la plainte ; deux sensibilisations sur la dominante et la sus-tonique , quatre fois répété sur une ondulation pantelante de double croches. Mozart pleure sur l’homme qui court à sa perte. Il ne peut se retenir d’éclater ensuite, en quatre énormes pulsions s’achevant sur un léger tremblement de trois doubles croches, extinction lente d’une vie moribonde, comme dans le « Oro suplex » de son Requiem. Tout ce passage, nous le connaissons bien, il nous est offert sans voix dès le début de l’Ouverture de l’opéra.
Nous verrons dans la troisième et dernière partie de cette analyse que la terreur ne fait que commencer !...
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 1ère partie Lire l’article)
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 2ème partie Lire l’article)
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[1] Un thème est construit à l’aide d’un schème développé succinctement puis d’un commentaire (développement court), et d’une coda. Il forme une structure mélodique complète : THEME = schème + commentaire + coda.
On utilise le terme moins technique de "motif" lorsqu’il s’agit plus simplement d’une figure musicale répétée, schème ou thème, plus volontiers à partir de l’époque romantique.
[2] Une incise : court passage de transition de quelques mesures entre deux développements. L’incise marque une respiration, en comportant un caractère statique qui la distingue du développement.
[3] A mettre en relation avec le « hoquet », qui est un procédé d’allègement de la polyphonie consistant à alterner rapidement des voix : leur décalage fait se correspondre tour à tour les notes et les silences. Inauguré dans les motets du XIIIème, le hoquet devient au XIVème un style de composition courant. Mais il a disparu à l’époque d’Okeghem. Mozart l’utilise ici pour décrire l’effroi.