Ce titre un peu compliqué, nous a confié Jean Robert, voudrait donner "un éclairage sur la destinée du personnage de Don Juan, ou plutôt, pénétrer un peu plus dans la pensée de Mozart, sur ce sujet précis". C’est donc dans cette perspective que nous vous présentons ce dossier en trois parties, reprenant les recherches de Jean Robert sur le final du 2d acte de ce "drame joyeux" ("dramma giocoso"), par l’analyse des schèmes mozartiens.
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 1ère partie Lire l’article)
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 2ème partie Lire l’article)
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 3ème partie Lire l’article)
PREAMBULE
L’argument
A Séville, en Espagne. Séducteur blasphémateur, Don Giovanni avance masqué pour séduire Donna Anna, par ailleurs fiancée à Don Ottavio. Anna le repousse et reçoit la protection du Commandeur, son père. Au cours d’un duel nocturne, Don Giovanni blesse à mort le vieil homme, avant de s’en aller, sans le moindre remords, vers d’autres proies, toujours flanqué de son valet Leporello, complice récalcitrant de ses audaces. Donna Elvira, son épouse délaissée, et Zerlina, une jeune villageoise fiancée, seront les autres victimes criantes du libertin. Après avoir perpétuellement glissé entre les mailles des filets – et s’en être délecté avec concupiscence – Don Giovanni ira brûler dans les flammes de l’enfer, entrainé par le spectre du Commandeur venu venger sa fille et rétablir l’ordre des choses.
Au dire d’un psychanalyste de première heure, Otto Rank [1] : « ... c’est dans cet opéra que le sujet de Don Juan a trouvé sa plus belle expression »,« ... c’est Mozart, l’artiste qui a insufflé une vie immortelle à cette création ... ». Et plus loin, il ajoute : « Ce n’est pas un motif érotique qui a inspiré ce grand Maître, mais un motif tragique ». Ce motif a-t-il été la mort de son père survenue le 28 mai 1787, peu de temps avant qu’il ne se mette au travail sur le livret de Lorenzo Da Ponte ? Otto Rank en doute, mais avoue manquer de compréhension pour « ces moyens d’expression dont dispose la musique » [2] . Cet aveu d’impuissance est tout à son honneur. Mais quand à nous, nous ne saurions trop recommander à ceux qui le peuvent, d’ouvrir la partition de l’opéra, pour s’enquérir le plus soigneusement possible, sur cette « expression » spécifique à l’écriture musicale, surtout lorsqu’il s’agit d’aborder l’une des pensée les plus profondes et les plus fulgurantes de l’Histoire de l’Art en général, et celle de la musique en particulier.
La légende de Don Giovanni est un récit mythique, mythe chrétien, comme celui de Faust. Le choix d’un mythe, pour un créateur, répond au besoin conscient ou inconscient, de renouer avec les archétypes de la pensée collective comme à un retour aux sources. C’est ce que n’ont pas manqué de faire les plus grands maîtres, bien avant les analyses des sciences humaines. Et ce n’est pas un hasard si Mozart, au moment « d’une nouvelle crise intérieure » [3] adhère de tout son être à cette légende, et qu’à travers elle, il se trouve mis à nu dans ses contradictions internes les plus douloureuses.
Le texte de Da Ponte a choisi de conserver le fond religieux chrétien qui structure ce mythe : l’immoralité sexuelle et sociale d’un dévoyé qui en vient à dégainer et à tuer pour assouvir ses passions, ne peut conduire qu’au châtiment de la peine éternelle, la damnation. A notre époque, nous avons du mal à saisir ce parti pris théologique, et nous préférons parler de courage d’un homme osant défier la mort, pour aller jusqu’au bout de ses désirs et de ses actes. Mais peut-être, sans nous en rendre compte, renouons-nous avec un autre mythe, celui de Prométhée enchaîné à son rocher et qui défie les dieux, tout en niant leur existence. Don Juan défie le monde et ses institutions. Beaucoup de commentateurs ont fait remarquer que le personnage semble immobilisé dans le présent, un présent qui, d’ailleurs, le met continuellement en échec dans ses différentes entreprises amoureuses, du moins dans les dernières heures qui lui restent à vivre.
Ainsi, il nous paraît légitime d’utiliser ce terme de DEFI pour caractériser le comportement général du personnage de Don Juan, mais un défi figé, pétrifié et pétrifiant. PETRIFIER, c’est changer en pierre, recouvrir d’une couche de pierre, au plan géologique. Au plan psychologique, la métaphore fait glisser le sens sur l’immobilisation d’une chose, d’un sentiment ou d’une pensée. L’apparition du Commandeur est aussi le comportement d’un personnage figé dans une statue de pierre qui est souvenir, mémorial d’un temps qui n’existe plus. Cette statue s’arrache un moment de sa condition « pétrifiée » pour aller à la rencontre de son ancien rival. Et si l’on peut dire que ce rival est en train de se figer dans un défi prométhéen, ce sont bien deux statues qui vont s’affronter dans un combat mythique.
Ce qui s’est passé du vivant du Commandeur, ce duel qui lui a été fatal, est en train de se reproduire par l’irruption du fantastique. Nous quittons le plan psychologique de la vie quotidienne, pour entrer dans une sorte de métaphysique qui nous interroge sur le sens de l’existence humaine. Nous allons essayer de montrer que l’affrontement, ultime duel existentiel, prend consistance dans et par la musique haussée au niveau du rite, non plus du rite d’initiation à la Vie, comme dans la Flûte enchantée [4] , mais un initiation en quelque sorte sacrilège (comme le sera le dernier repas, la dernière « cène » de Don Juan), une initiation qui conduit à l’anéantissement. L’opéra ne se contente pas de nous fixer dans un instant de Terreur (autre image de la pétrification, changement en terre !), il nous propose le contraire de la condition pétrifiée, une destinée toute en mobilité, en évolution, celle principalement des trois personnages, Elvire, Ottavio et surtout Anna [5] . Nous ne ferons qu’évoquer par comparaison, ces destinées, puisque notre propos est centré sur la scène du Repas. Disons seulement qu’à la DEFIANCE s’oppose la CONFIANCE, seule voie mouvante vers la Vie et l’Amour véritable.
Ouvrons sans plus attendre, notre partition, à la page que nous jugeons très importante pour y découvrir une des clefs de compréhension de l’ouvrage, dans notre quête du sens. Il s’agit de l’Aria n°8 du 1er acte (partition : p.82 - vidéo : "49:00"), chantée par Elvire, épouse outragée : « Ah ! fuggi il traditor ! Ah ! fuis le traître ! ». Ce chant est accompagné par un schème musical présent au moins dans toute la première partie de l’aria.
C’est une cellule apparemment si banale, si utilisée dans toute la musique baroque, pour un effet plus harmonique que mélodique, qu’on s’étonne de la retrouver chargée comme ici, d’un tel potentiel d’énergie !
Ce geste de double-croche-croche-pointée qui se lance comme un coup d’épée, est ressentie par nous, comme une menace, un rejet, une dérision. Nous lui confierons la tâche de traduire le titre de cet article : le DEFI PETRIFIANT.
Le schème du DEFI, pour le nommer simplement, le voici qui réapparaît dans le Final du 2ème acte, sur la phrase indignée d’Elvire, répondant au geste railleur de Don Juan qui s’agenouille devant elle : « Ah, non deridere gli affanni miei, Ne te moque pas de mes sentiments » (partition : p.301 - vidéo : "02:43:40"). Leporello, son valet, le reprend aussitôt à son compte dans une imitation comique confinant au grotesque, comme se sera souvent le cas à chacune de ses interventions : « Quasi da piangere... Elle va presque le faire pleurer ! ».
Et ce même schème devient moquerie et dérision, lorsque Don Juan lève son verre en proclamant : « Vivan le femmine, viva il buon vino, etc... Vive les femmes, vive le bon vin, etc... » (partition pdf : p.303 - vidéo : "02:45:00").
Il prend une figure élargie, une figure de « terreur pétrifiante », lorsque le Commandeur s’en empare sur les mots : « a cenar teco... à dîner, je t’invite... » (partition : p.310 - vidéo : "02:47:00"). Don Juan, à son tour, le reprend dans sa réponse : « Leporello, un’altra cena... un autre dîner ! ». Et le duel s’amorce par l’échange du schème du Défi, comme un croisement d’épées, toujours lent, énorme chez le Commandeur, nerveux et cavalier chez Don Juan : « Verai tu a cenar meco... Viendras-tu dîner avec moi ? ».
« A torto di viltate... Jamais personne n’a eu à me traiter de lâche ! » (partition : p.319 - vidéo : "02:51:00") répond Don Juan. Alors le schème du défi se tend jusqu’à craquer : « Risolvi ! décide-toi ! ». Par contre, il est de plus en plus resserré et haletant chez Don Juan : « Ho gia risolto ! Je suis résolu ! ».
« Verrai ! Tu viens ! » dit le Commandeur, en élevant d’un ton (partition : p.318 - vidéo : "02:51:40"). Et là, il se passe une chose étonnante. Mozart reprend presque note par note, le début de l’Aria n°8 du 1er acte. Sur ces même notes, mais au lieu du « Ah ! fuggi il traditor » d’Elvire, on entend Don Juan déclarer : « Ho fermo il core in petto ! J’ai un cœur dans la poitrine ! ». La même tenue sur la blanche soutenue par le schème du Défi aux cordes, dévoile, sans doute, chez le compositeur, l’intention de lier définitivement ces deux destinées, en tout cas, de boucler la boucle sur ce geste, qui est à la fois, rejet et imprécation, mais aussi souffrances et désespoir.
Nous continuerons cette analyse en suivant pas à pas le déroulement de cette scène finale, qui fera l’objet de notre deuxième partie.
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 1ère partie Lire l’article)
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 2ème partie Lire l’article)
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 3ème partie Lire l’article)
[1] Don Juan et le Diable, par Otto Rank - PBP 211 - p 21
[2] Ibid., p 123
[3] Le Don Giovanni de Mozart par Jean-Victor Hocquard, Ed. Aubier, 1978 p. 9 Ouvrage de premier ordre, dont on ne saurait trop recommander la lecture pour l’ensemble de l’opéra, étant donné la profondeur et la sagacité des analyses.
[4] La Flûte enchantée doit être considérée, à notre avis, comme le volet d’un même diptyque, proposant un autre combat, celui de l’initiation à travers une certaine mort, conduisant à la vraie Vie.
[5] Cf. vol. déjà cité de J.V.Hocquard, son étude sur Anna et Don Ottavio, pp. 47-57.