"La terreur ne fait que commencer" : c’est en observant l’intense expressivité musicale de ce final que nous en achèverons l’analyse. Seul, le dénouement quelque peu comique de cet opéra, l’un des meilleurs chefs-d’œuvre mozartiens, justifie à peine le qualificatif de "joyeux" donné à ce drame par ailleurs bien glacial !
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 1ère partie Lire l’article)
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 2ème partie Lire l’article)
(Don Juan ou le Défi Pétrifiant : 3ème partie Lire l’article)
La terreur ne fait que commencer : « Ferma un po’ ! Reste donc ici ! » dans un rugissement de 7ème mineure diminuée. Le récitatif du Commandeur se triture avec un langage quasi sériel pour affirmer : « Ne se nourrit plus de choses terrestres, qui goûte aux nourritures célestes ». Puis sur une tenue de dominante, comme sur la « teneur » d’un psaume, le Commandeur annonce que « d’autres soucis plus graves le ramènent ici-bas ». Sous cette « teneur », montent et descendent des gammes [24] reprises dans l’Ouverture, et qui s’élèvent chaque fois par demi-ton chromatiques, et dont on ne sait si elles représentent les flammes de l’enfer ou si elles évoquent de grandes vagues de désespoir.
En tout cas, ce climat pétrifiant déstabilise complètement le pauvre Leporello. Il « grelotte » de fièvre avec des triolets qui ont l’air de tourner sur eux-mêmes [25]. Don Juan reste dans son quant à soi, figé d’ordres rauques (toujours ponctués par le rythme funèbre [19] et dont le chant se nourrit du motif du Défi : « Parle donc, j’écoute tes intentions ».
Le Commandeur, le bien-nommé, n’a plus qu’un intervalle d’octave, sous les vagues de doubles croches [24] pour lui intimer l’ordre d’écouter. Et toujours en chromatisme ascendant (qui prend souvent chez Mozart, l’expression d’une volonté farouche), il se fait de plus en plus pressant et terrible ! « Rispondimi... Réponds-moi ! » et sur le motif du Défi : « Verrai-tu... viendras-tu dîner avec moi ? ».
Leporello, contrairement aux personnages de Don Juan et du Commandeur qui s’établissent à un niveau de violence stichomythique surhumaine, reste accessible à l’émotion toute simple, comme on l’a dit des personnages de Molière, lesquels font sourire ou rire pour ne pas avoir à en pleureur. « Oibo, oibo ! Tempo non ha, scusate, dites que vous n’avez pas le temps, excusez-vous ! » dit-il en « hoquetant » à nouveau. La réponse de Don Juan : « Jamais personne n’a eu à me traiter de lâche », attendrit les partisans de la vertu « romaine » pour qui l’honneur et l’affirmation des principes constituent le sommet de l’humanité et du courage. Mais Mozart n’est sans doute pas très attiré par ce genre de vertu. Car à nouveau, s’élève la plainte insoutenable, si faible, si pitoyable, si solitaire (cf. [21]) , pendant que Don Juan, sur le motif du Défi, assure sa position prométhéenne : « A torto di viltate... Me traiter de lâche... ! ». (Nous renvoyons le lecteur, pour ce passage, à toute l’argumentation faite sur ce motif, dans les deux premières parties de cet article).
En tout cas, il y a de quoi pleurer sur cette destinée que Mozart a sans doute ressenti comme pouvant être la sienne. Mais il y a heureusement d’autres chemins. Les autres personnages sont là pour témoigner : Anna, Ottavio, Zerline, Masetto. Pour cette autre voie, la voie de la Confiance, le témoignage le plus lumineux resplendit dans le Récitatif et aria n° 25 : « Crudele ? ah no, moi bene ! » où, par le chant d’Anna, Mozart définit l’état qui lui semble à lui, le plus humain, l’état de compassion.
Tout se précipite, et la machine infernale est poussée par l’énorme intervalle de 10ème : « RISOLVI ! » et le dernier : « VERRAI » , « Tu viens ? », du Commandeur, auquel répond aussitôt le motif du Défi : « Ho gio risolto, je suis résolu ! » et le « Ho fermo il core in petto, j’ai un cœur ferme dans la poitrine... » de Don Juan. Nous ne revenons pas sur l’étonnante correspondance avec le début de l’aria d’Elvire du 1er acte. Nous pensons que l’ultime défi de Don Juan rejoint de défit douloureux d’Elvire, livrant ainsi une des clefs les plus importantes de l’opéra. Il y a de plus en plus, une statue face à une autre statue, faisant mémoire du duel entre Don Juan et le père d’Anna ; et les figures même de ce duel du 1er acte, reprises uniquement à la basse [26] indiquent bien que nous sommes déjà plus de ce monde.
Sur ces zébrures sonores, s’entrechoquent le plus incroyable dialogue jamais posé sur une scène lyrique : " Pentiti ! Reprends-toi ! No, Si, No, Si, No, Si... Si !" ajoute Leporello toujours pitoyablement comique.
Alors la sentence du Commandeur tombe comme un couperet : « Ton temps est passé ! » Don Juan est lié, cimenté par la main, à la statue, dans une alliance glaciale, pétrifiée dans un défi éternel : « Ohimè ! Che gelo è questo mai ! Que cette main est glaciale ! ». Le DEFI s’installe dans la musique elle-même : tout devient assourdissant, avec un mélange de voix de basses et de baryton alourdi par le chœur des ombres. La gamme descendante en double croches, d’abord ballottée comme une feuille morte [27] puis dévalant comme la lave d’un volcan [28], cette gamme qui nous avait été offerte comme simple divertissement de conscrit (cf. [6]) charrie un cri épouvantable, le cri de Don Juan définitivement pétrifié, hurlement sinistre repris en écho par Leporello. Nous conseillons de réentendre plusieurs fois à la suite ce passage ; vous participerez à ce « gesti d’un dannato, ce geste d’un damné », qui est en fait le sentiment d’un anéantissement total.
La « scena ultima » nous réveille d’un cauchemar. Ce sont les derniers soubresauts d’un rêve infernal qui nous permettent d’assister à la dernière citation du motif du Défi, avant le Tutti final : « Resti dunque quel birbon con Proserpina e Pluton, le Ladre... il est maintenant chez Proserpine et Pluton, ce pestiféré... » Puis, la Lumière, la Vie et l’Amour réapparaissent comme le soleil après l’orage. Le chœur final qui entonne « une très vieille chanson... l’antichissima canzon... » fera surgir une seconde de terreur sur le « perfidi la morte... la mort de ces perfides... ». Mais c’est aussitôt, pour se transformer en danse sur le « Alla vita è sempre ugual... est toujours égal à leur vie ». Pour Mozart, la vie a toujours le dernier mot sur les forces du mal et de l’anéantissement.
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