Point contre point, "ponctum contra punctum", c’est tout l’art d’écrire une note (un point sur la portée) en face d’une autre note. En retraçant son évolution, nous avons voulu que ce dossier donne sens aux études que vous entreprenez aujourd’hui, élèves de Polyphonies, que vous puissiez les replacer dans leur contexte à la fois historique et musicologique. Comprendre l’apport du contrepoint dans la musique occidentale, situer ses enjeux, et par là-même les raisons de l’étudier encore, nous paraît important. Ce dossier, s’il parvient à vous y aider, aura rempli sa fonction. En voici la seconde partie. lire l’aticle
SOMMAIRE DES DOSSIERS
partie I : de l’organum au motet médiéval
partie II : de de l’isorythmie au canon.
partie III : L’école franco-flamande et l’émergence du sentiment harmonique
Nous voilà au XIVème. Un esprit nouveau souffle, en France tout particulièrement. On goûte la complexité musicale, les idées libérales détachées de l’emprise du religieux, on aspire à l’autonomie dans la composition. L’Ars nova s’épanouit. Philippe de Vitry (1291-1361) rédige son traîté du même nom, dans lequel il expose les inventions d’un Guillaume de Machaut (1300-1377) ou Francesco Landini (1325-1397).
C’est le début de l’isorythmie, du grec "iso" (égal) et "rythmos" (mouvement cadencé) : on utilise au ténor une séquence rythmique périodique nommée « talea », (bouture) en la combinant avec une courte phrase mélodique, elle aussi périodique, appellée « color ».
L’isorythmie permet d’obtenir des effets musicaux récurrents tout à fait nouveaux. En effet, le color n’a pas obligatoirement la même longueur que la talea, et il peut donc être doté d’un rythme différent à chacune de ses répétitions. Ainsi rythme et mélodie se renouvellent continuellement et la combinaison color/talea offre de nombreuses possibilités de développement mélodico-rythmique, tout en garantissant une grande unité dans la composition. On le voit, l’isorythmie aura d’inévitables conséquences sur le contrepoint, qu’elle contribue à enrichir.
Tout à fait affranchis des modes rythmiques de l’époque précédente, ces fragments mélodico-rythmiques s’allongent, puis s’appliquent progressivement aux autres voix. Une intéressante polyrythmie peut alors se produire entre les taleae des différentes voix. Notons que ce principe sera utilisé, de manière un peu différente, par les compositeurs des siècles suivants jusqu’à nos jours ; le Stockhausen des années 70, Messiaen avec les « groupes-pédales » etc...
Une autre technique est très représentative de l’époque : le "hoquet". Il s’agit de la répétition d’une figure rythmique alternant un silence au posé et une note au levé, ce qui lui confère sa caractéristique syncopée. Cette figure produit un effet saccadé, d’autant plus prononcé qu’elle est souvent mise en valeur par les notes au posé des autres voix. Le hoquet est tant apprécié qu’il devient même un style de composition. Certes, s’il n’a pas une grande influence sur le contrepoint de l’époque, il est suffisamment significatif pour qu’on le retrouve tout au long de l’évolution musicale de Couperin à Boulez. De cette technique nous vient celle du « retard », que nous voyons dans nos cours de contrepoint du niveau II.
Parallèlement, les techniques de l’imitation se développent : l’imitation consiste à reprendre un même motif mélodique, que l’on nommera plus tard un schème, et à l’attribuer successivement aux autres voix, comme vous l’étudiez en niveau II. Ces techniques essentielles permettent d’élaborer des œuvres de plus en plus fines et structurées où se développent une réelle complexité d’écriture. Les différents voix du motet peuvent faire des entrées successives. Si l’imitation est d’abord régulière (la partie modèle, appelée plus tard « antécédent » est reproduite à l’identique par la partie imitative, ou « conséquent »), les techniques d’imitation irrégulières apparaissent:par diminution (valeurs plus brèves que celles de l’antécédent), par augmentation (valeurs plus longues), rétrograde ou « à l’écrevisse », (qui consiste à prendre la dernière note de l’antécédent comme note initiale du conséquent), contraire etc... Ce sont ces mêmes techniques que vous étudiez dès la session 05.
On remarquera sur cette copie du rondeau de Machaut que la voix supérieure est exactement le mouvement rétrograde du ténor. De plus, les deux moitiés du contratenor sont rigoureusement symétriques par rapport à la double barre centrale. On atteint ici une grande complexité d’écriture contrapuntique.
Précision utile : si l’on avait auparavant ajouté parfois à la teneur un quadruplum aigû s’ajoutant au duplum (deuxième voix) et trimplum (cf 1ère partie), l’Ars Nova lui préfère une quatrième voix en "contrepoint de la teneur", le contratenor, de tessiture comparable à la ligne de ténor. Peu à peu elle se scinde en deux lignes de tessitures distinctes : la ligne de contratenor altus et la ligne de contratenor bassus. Ce ne sera pas sans incidence sur la polyphonie ; et l’école franco-flamande à venir en donnera la pleine mesure, comme nous le verrons dans l’article suivant.
Le sentiment harmonique éclot, comme en témoigne l’essor de la « musica ficta » (musique « fictive » utilisant les chromatismes, par opposition à l’ancienne « musica recta » musique droite, reposant sur les notes naturelles de la gamme diatonique). En effet, la musica ficta développe empiriquement l’usage des altérations pour pour éviter des dissonances entre les voix, modifier le caractère de certains intervalles, entre autre la quinte diminuée ou quarte augmentée du triton, ce « diabolus in musica » (cf cours 3 et 8), inacceptable entre 2 voix simultanées. En altérant ces intervalles, on rend ainsi les quartes et les quintes toujours justes. Même constat pour les octaves et unissons imparfaits... D’autre part, on veut aussi affiner le caractère conclusif des cadences (terminaison d’une mélodie), par l’utilisation d’une sensible à ½ ton de la tonique. L’attirance de la sensible pour la tonique, sur quoi reposera l’harmonie tonale, sera bientôt exploitée pour changer de finale, donc de mode : c’est le principe de la « modulation » (cf cours 15).
Les cadences de l’Ars nova ne ressemblent en rien à notre cadence parfaite :
La cadence la plus répandue : la basse et la mélodie forment une sixte majeure, chaque note bouge d’un degré pour arriver à l’octave.
La cadence Landini : au lieu d’effectuer degré VII - tonique, la mélodie effectue degré VII - degré VI - tonique. L’effet est déconcertant pour une oreille moderne.
La « double sensible » : ré - fa# - si devient do - sol - do. Le fa# est une deuxième sensible. L’effet est encore plus surprenant que la cadence Landini.
Il faut noter aussi que l’effet cadentiel est renforcé par les parallélismes de quintes et d’octaves dans les fins de phrases (cf Messe de Notre-Dame de Guillaume de Machaut)
« Du temps de l’Ecole de Notre-Dame, vers 1200, cette tendance aux clausules fixes (cadences allant dans la majorité des cas de la sensible à la finale) n’était pas encore dominante, mais elle s’est imposée progressivement au cours des deux cents ans qui mènent de Pérotin à Machaut et Ciconia ; à partir de Dufay, soit de 1450, elles deviennent dominantes. La formation de la tonalité est un phénomène typiquement européen, causé par les clausules : la sensible qui tend vers la finale est comprise comme la tierce majeure d’un accord de dominante, tandis que la finale qui s’y enchaîne devient la fondamentale de l’accord parfait de tonique. C’est ainsi que l’enchaînement sensible-finale s’élargit en une cadence tonale polyphonique. Par la suite (à partir de 1600), chaque tierce d’un accord parfait peut devenir sensible, ce qui conduit au principe des dominantes secondaires et de la modulation. » György Ligeti
Les vieux modes ecclésiastiques sont bouleversés par ces méthodes et le mode d’ut devient le prépondérant, le « majeur », auxquels les autres sont contraints de ressembler ( "tyran majeur" et mineur harmonique, voir cours 5 et 10). Cependant, la notation de ces altérations est encore très imprécise. Elle n’a été fixée que tardivement, et sous la pression d’une musique pratiquée de plus en plus par des amateurs dont l’interprétation des partitions étaient moins sûre.
La notation mensuraliste fait néanmoins d’importants progrès : la valeur des notes diminue. Apparition de la minime (correspond à notre croche), et semi-minime (double-croche). L’emploi de signes de mesure permet de bien définir les rythmes, et la notation rythmique peut employer en alternance deux types de mesure, l’une binaire et l’autre ternaire. La mesure binaire, notée C barré correspond à un tactus à la ronde, (c’est-à-dire que chaque ronde marque un levé et un posé de la main qui bat la mesure), tandis que la mesure ternaire correspond à un tactus à la blanche pointée. Il y a donc équivalence de durée entre la ronde de la mesure binaire et la blanche pointée de la mesure ternaire. Les barres de séparation n’ont pas la valeur des barres de mesure de nos éditions modernes. Dans les barres de séparation, le compte de temps n’est pas exact. Il y a un déséquilibre dans la relation binaire-ternaire parce qu’en binaire deux barres consécutives délimitent deux ou trois tactus, contre une seulement en ternaire.
Avec le développement de l’isorythmie, « l’Ars Subtilior » a poussé ces procédés à l’extrême. Atteignant sa limite, il sonne le déclin de la polyphonie médiévale. A la fin du XIVème, on ne compte plus les raffinements rythmiques, la graphie extrêmement serrée, la superposition croissante des rythmes, la vélocité virtuose de la voix supérieure, qui poussent la polyphonie sur la voie de l’ésotérisme et de la complexité croissante ou généralement l’auditoire ne pourra les suivre. Cette musique complexe tend à se dessécher, à ne plus rechercher qu’une vaine performance pour un public averti et élitiste.
Le Codex Chantilly (Chantilly, Musée Condé MS 564) témoigne de l’Ars subtilior : on y trouve la chanson d’amour « Belle, bonne, la sage » de Cordier (1380/1440) tout à fait emblématique, écrite en forme de cœur. Les notes rouges indiquent certaines modifications rythmiques. Un petit groupe de notes rouges pendues comme un médaillon en haut à gauche, dessine un cœur. Cette chanson s’articule autour d’un jeu de mots sur le "Cor" ( "cœur") et "Cordier".
Le concept d’œuvre se forme ainsi peu à peu, et l’art du « compositeur » devient si érudit qu’il accède à la célébrité. On parle de « Res » (chose) pour désigner ces productions musicales remarquables. Ainsi, Machaut lui même, à propos du thème d’une de ses compositions, parle de « Res d’Alemaigne » et déclare à Péronne d’Armentières « Toutes mes choses ont été faictes de votre sentement et pour vous espécialement ».
L’Italie aussi a développé un Ars nova à sa manière. "Fraîcheur et volubilité sont les qualités essentielles de la musique italienne nouvelle, que l’empreinte de l’école limousine et provençale préserve des excès de l’Ars nova française" nous dit Roland de Candé dans sa précieuse « Histoire universelle de la musique » (Seuil 1978). Elle développe les caccia, compositions vocales en forme de canon régulier, généralement à deux voix auxquelles est ajouté un ténor instrumental libre.
En effet, le canon se pratique depuis la fin du Moyen Âge, les premiers témoignages conservés nous venant du XIIIème siècles anglais. C’est la forme la plus stricte d’imitation polyphonique, qui respecte rigoureusement la règle ; le "Kannôn" en grec. Le canon "par mouvement direct" (les différentes voix conservent toujours entres elles le même décalage dans le temps) est le plus familier ; mais tous les artifices de l’imitation peuvent être aussi employés : mouvement contraire, rétrograde, en augmentation, en diminution (cours 38 et 39). On transpose les voix à l’octave, à la quarte, ou à la quinte. Ces transpositions sont exactes les unes des autres (canons réguliers), ou pas (canons irréguliers). La forme canon a été développée depuis dans toute l’histoire de la musique : on pense à Bach bien-sûr (Variations Goldberg), mais aussi à Franck (finale de la sonate pour piano et violon, ou à Schoenberg (Pierrot Lunaire, n°18 "Tache de Lune), György Ligeti, Conlon Nancarrow, et Arvo Pärt par exemple...
« Au XIIème siècle, la culture médiévale entre dans un âge d’or, dont le XIVème siècle voit l’apogée, mais aussi le déclin. [...] Les successeurs de Machaut poussèrent les procédés de l’Ars Nova à l’absurde. La crise aurait pu conduire la polyphonie à son déclin. Elle fut en partie sauvée par l’Angleterre que préservait son insularisme. La musique y avait subi une évolution continue, assimilant tardivement avec son génie spécifique les acquisitions les plus précieuses de l’Ars Nova.[...] Les anglais n’avaient pas intellectualisé la musique : ils s’appliquaient à lui conserver la plaisante allure de la spontanéité, comme ils « déchantaient » jadis par goût et non par convention. [ A l’aube du XVème, la cour de Bourgogne est frappée par la musique anglaise] sa liberté, sa simplicité, sa transparence, par la souplesse du contrepoint, la piquante sonorité des passages en faux-bourdon [...] sa suavité harmonique, son adresse à maîtriser les techniques d’imitation (interversions des voix, canons), souplesse et continuité de la phrase mélodique ». John Dunstable illustre au plus haut degré ces qualités [...] Pour les oreilles d’aujourd’hui, c’est le premier musicien dont l’art nous semble familier » certifie Roland de Candé (opus cité).
SOMMAIRE DES DOSSIERS
partie I : de l’organum au motet médiéval
partie II : de de l’isorythmie au canon.
partie III : L’école franco-flamande et l’émergence du sentiment harmonique
Histoire de la musique occidentale de la Grèce antique au Baroque (Claude Ferrier) http://www.swiss-music.net/ferrier/documents/HistoiredelamusiqueoccidentaledelaGreceantiqueauBaroque_000.pdf
http://www.allairefictamusic.com/Polyphonic.htm
http://pagesperso-orange.fr/jpchorier/introductionalamusique/Renaissance1.html
Josquin : un problème de musica ficta :
http://anaigeon.free.fr/bvjosq_ficta.html
Le contrepoint au XIVe siècle : Philipoctus de Caserta < http://www.musicologie.org/publirem/hmt/hmt_philippe_de_caserta.html L’art du contrepoint dans la musique de l’Ars nova : un exemple dans l’oeuvre de Philippe de Vitry (David Chappuis,(2005) : http://www.cmusge.ch/cmg/fr/HEM/recherche/Ateliers/Fichiers/L’art%20du%20contrepoint.pdf Etude des processus de la création : Le Roman de Fauvel (Aurélie Herbelot (ah433@cam.ac.uk) - Thèse de Maîtrise - Soutenue à l’Université de Savoie, Chambéry, France, 1998